mardi 17 mai 2011

13. Le monde objet et sujet

Q. Vous mettez la réalité dans le lien entre un sujet conscient et un monde qui serait suspendu à cette conscience. Les deux se font face et s'équilibrent. Mais si le sujet c'est vous, vous n'êtes qu'un poids très léger sur le plateau de la balance, trop léger  pour équilibrer le monde-objet placé sur l'autre plateau, chargé du poids du ciel étoilé et des continents sous nos pieds. Votre ambition n'est-elle pas démesurée ?

JNC. Le réel natif est un tout indissociable en parties, il est porteur de l'univers entier, mais nous ne pouvons le voir que partiellement, et selon un point de vue. Toutes nos découvertes se font dans un certain contexte. Le réel natif auquel nous participons est une émergence à partir d'une situation objective triviale, encombrée d'objets apparents. Nous montons seulement une marche après l'autre, le passage d'un degré à l'autre  étant un moment de réel natif. Tandis que la station sur chaque marche est  un moment de routine, pour ne pas dire d'inconscience machinale. Disons donc que nous vivons des moments de réel natifs à la fois relatifs à notre situation, et fugaces. Si je puis avoir une ambition raisonnable, ce n'est pas d'accéder à un réel natif absolu, mais d'accéder à une sorte de réel natif consolidé et individuel,  fusionnant tous mes réels natifs relatifs. Car si les objets qui nous entourent sont pour chacun  le résidu d'émotions antérieures en principe accessibles dans des souvenirs, on peut concevoir que par un effort de concentration extraordinaire, nous puissions intégrer dans notre émotion, les sous-émotions qui ont fait naître les objets qui forment le contexte de notre progression actuelle, mais aussi, au niveau inférieur,  les sous-émotions qui ont fait naître les sous-objets dans un sous-contexte, et ce répété à l'infini.. Nous entrons dans une récursion infinie, qui constitue finalement une pyramide dont la pointe est l'état le plus haut que chacun a pu atteindre, dont la base est faite des moments d'enfance où nous avons pris conscience des choses les plus élémentaires. Nous aurions ainsi une vision du monde globalement native, conforme aux suggestions de la mécanique quantique au niveau macroscopique, niveau qu'elle échoue à maîtriser dans la pratique. Mais de même que l'expérience de pensée du chat de Schrödinger rate parce que la physique est incapable se placer dans des conditions expérimentales où tous les objets participants à l'expérience perdraient leur statut d'objet, de la même façon l'effort de concentration qui nous permettrait d'effacer tous les objets dans une émotion native nous est inaccessible.

Q. Ne faites-vous pas pourtant un peu référence à des états de conscience euphoriques comme ceux qu'atteignent certains mystiques, certains sages orientaux ?

JNC. Votre référence ne me plaît pas beaucoup parce qu'ils semblent s'évader du monde. Je ferai plus volontiers référence à l'effort de Proust pour pénétrer ce qui se cache derrière l'apparence des trois arbres au bord de la route d'Hudimesnil, effort qui est le contraire d'un renoncement. "Je regardais les trois arbres, je les voyais bien, mais mon esprit sentait qu’ils recouvraient quelque chose sur quoi il n’avait pas prise, comme sur ces objets placés trop loin dont nos doigts allongés au bout de notre bras tendu, effleurent seulement par instant l’enveloppe sans arriver à rien saisir". Le contexte de la promenade de Proust encombre son esprit et l'empêche d'atteindre cet état de concentration, au point qu'il désespère : "Je vis les arbres s’éloigner en agitant leurs bras désespérés, semblant me dire: ce que tu n’apprends pas de nous aujourd’hui tu ne le sauras jamais. Si tu nous laisses retomber au fond de ce chemin d’où nous cherchions à nous hisser jusqu’à toi, toute une partie de toi-même que nous t’apportions tombera pour jamais au néant."  Il ne saura jamais ce qu'il perd, sauf s'il s'avère que notre mode habituel de concentration, effort pour pénétrer les apparences, est à contre-courant de cette remontée des souvenirs, remontée qui serait le fruit d'un total abandon, mais un abandon cueillant et résumant le suc de la vie, pas une évasion. Et ne serait-ce pas l'abandon de la vie mortelle ? C'est ce que semblent indiquer certains témoignages, dans des situations extrêmes.

Q. Je comprends la synthèse que vous espérez, mais vous l'espérez pour une personne donnée. Vous n'allez pas rester seul sur le plateau de la balance, pour équilibrer le poids du monde ! J'existe aussi, ne puis-je vous aider ? De quel coté me mettez-vous ? Du coté des objets pour vous ? Ou bien m'acceptez-vous comme sujet à vos cotés ? Si oui, quelle est l'arithmétique capable d'additionner nos poids dans le monde des consciences ?  

JNC. Parfois nous percevons objectivement, quand nous voyons des objets, une chaise, un algorithme, et parfois subjectivement, quand nous voyons la vie hors de nous. Si la perception d'un objet mort, suppose une évolution chez celui qui en prend conscience (la sortie d'une logique), la perception chez un sujet d'une capacité d'évolution dans un objet vivant suppose une évolution "au carré" chez ce sujet.

Q. Précisez ce terme trop mathématique.

JNC. L'évolution "au carré" se rapporte aux émotions ressenties quand nous prenons conscience des sentiments d'autrui, ou quand nous prenons conscience d'une évolution au sens darwinien dans le monde vivant, végétal ou animal. Ce faisant nous éprouvons une empathie, quand l'évolution perçue à l'extérieur se transfère en nous-mêmes. Dans la relation empathique entre deux personnes, le premier sujet voit l'évolution du second, tandis que le second éprouve la même sensation que le premier. C'est le succès de cet aller-retour (le premier sujet évoluant effectivement comme le perçoit le second et réciproquement) qui provoque la complicité, la joie empathique. Ce succès n'est qu'une situation limite, fugace, comme toutes les émotions à leur naissance, joyeuse et décevante à la fois comme une sorte de tristesse divine, comme celle de Proust devant les trois arbres qui dansent et disparaissent à ses yeux.
 
Q. Mais deux sujets conscients ne se regardent pas seulement eux-mêmes, ils regardent aussi le monde extérieur. L'empathie réussie suppose aussi qu'ils voient celui-ci un peu de la même façon, je suppose.

JNC. Vous avez raison. S'il existe deux types de points de vue extrêmes, l'un extérieur, l'autre empathique, le monde est observé couramment depuis des points de vue mêlant les deux types de paysages, chaque sujet éprouvant avec empathie le fait que l'autre peut éprouver devant le monde la même réalité objective que lui. C'est grâce à la dualité du réel natif, à la fois lié à une conscience locale mais potentiellement inséré dans une relation empathique universelle, que  l'apparence du monde, déchet d'un phénomène subjectif personnel,  a pourtant l'universalité d'un phénomène objectif : nous sommes tous unis par  nos plus pauvres perceptions. Les objets naissants ont vocation à se consolider de la même façon pour tous. C'est à l'issue de cet accord secret que nous soumettons le monde à des lois physiques universelles, et universellement admises, lois régissant l'apparition d'objets excluant toute invention extérieure à la conscience des hommes qui les découvrent. Mais ceux-ci doivent néanmoins apparaître comme produits de ces mêmes inventions.
  Il s'en suit certains  principes circulaires exprimant le fait que les lois physiques doivent justifier l’apparition d’objets dans le temps et dans l’espace, aux yeux de sujets, eux-mêmes supportés par ces objets, et capables d'inventer ces structures. La découverte de ces lois circulaires auto-génératrices, constitue un programme de recherche totalement abstrait en ce sens qu’il ne peut rester au terme de ces découvertes aucun élément de réalité "en soi", du genre corpuscule matériel, espace, temps. En effet un tel élément de fausse réalité resterait encore à séparer en sujet et objet. Rien ne doit sortir du cercle, et si certaines constantes de la physique semblent réglées de façon si précise que le moindre écart empêcherait les étoiles, la terre, la vie, la conscience, il faut y voir un effet de circularité plus que le doigt d'un Dieu mathématicien : la consolidation du réel natif fait apparaître les structures nécessaires à sa consolidation.

Q. Voulez-vous dire que ce principe de circularité serait nécessaire et suffisant pour expliquer le monde, si nous étions de parfaits physiciens ?

JNC. Non, ce principe est utile, mais définitivement insuffisant, parce qu'il est abstrait. Nous aurons beau faire, notre discours scientifique s'appuie sur une logique constituée, mais ne saurait s'appuyer sur une logique en cours de constitution. Or tout inventeur participe, en objectivant le monde, aux sauts de logique le faisant  participer lui-même au réel natif qu'il observe. Il ne peut pas objectiver soi-même objectivant. Même quand il est assez fin pour lier tout objet à la présence d'un sujet, il est définitivement incapable de considérer objectivement la subjectivité présente en lui et dans toute apparence. Il ne peut rien dire de la part empathique du monde. S'il existe dans le monde un principe de circularité d'un grand pouvoir explicatif, il n'est que le support d'un principe de liberté aux effets indicibles, source de l'art, source de toutes les empathies, et de tous les actes auxquelles elles nous conduisent. De quelle nécessité dérive le tableau de Mendeleïev qui régit l'organisation des atomes ? Du principe de circularité ou du principe de liberté ? Sans doute des deux, le principe de liberté venant s'appuyer sur le principe de circularité. Le mystère reste et restera entier, heureusement. Et c'est pourquoi, malgré ses progrès, la physique n'aboutira jamais.

Q. Si j'ai compris, l'apparence du monde est déduite de la nécessité où il est d'apparaître à tous de façon démocratique, et aussi de réussir à former l'apparence des sujets. Alors, dans le réel natif, la face objective  est rassemblée en un tout, mais j'aimerais que vous en finissiez avec la face subjective. Comment imaginez-vous que les sujets individuels puissent équilibrer l'univers énorme, sur l'autre plateau de la balance ?  Comment me joindre à vous comme sujet, et cette jonction peut-elle être généralisée en un tout pour équilibrer le poids du monde ?

JNC. J'ai imaginé une pyramide qui unifie nos réels natifs relatifs en un réel natif consolidé. En fait, vous vous interrogez sur le rapport entre des pyramides individuelles et une grande pyramide absolue, représentative d'un réel natif enfin absolu. On peut d'abord concevoir des fusions partielles, une sorte d'empiètement des pyramides de deux sujets A et B, quand ils ont vécu des empathies effectives ; ou potentielles, quand ils auraient profondément fraternisé s'ils s'étaient connus. Si A est un artiste, et si un siècle après, B est un spectateur contemplant son oeuvre  et tressaillant devant comme s'il était A, quelque chose fusionne dans leurs pyramides. La fusion des bases des pyramides provient de la complicité que nous éprouvons tous en acquérant les notions de base de la même façon, dans notre enfance. Les sommets ne s'écartent que lorsque A éprouve des sentiments incompréhensibles par B et réciproquement. Quant à la pyramide totale atteignant le réel natif absolu, et qui serait la fusion de toutes les pyramides personnelles, il est raisonnable de penser qu'elle désigne un homme au sommet de l'humanité, capable d'empathie avec la totalité des hommes. Dans son réel natif universel, les corps de A et B sont naissants, inséparables.