Le réel natif

   Notre interaction avec le monde nous  fait apparaître des objets, dont le comportement est logique et répétitif, identique pour tous les spectateurs. La science a tenté de suivre ce chemin jusqu'au bout (rien ne se perd, rien ne se crée), mais a buté sur deux impasses. D'abord en physique quantique l'objet dépend du sujet qui l'observe, ensuite toute construction logique suppose notre participation intuitive (voir l'onglet Gödel). Comme la science cherche à appliquer la logique à des objets, elle est doublement punie : sur la méthode, et sur l'objet de la méthode. Quoi d'étonnant quand le réel nous contient, consciences que nous sommes ? Le monde est fait d'objets et de sujets intimement mêlés. Le voir tel qu'il est, avant toute séparation entre ces deux termes, n'est pas un objectif accessible à la science ; pour elle la réalité sera toujours voilée.
  Prenons une image : la science cherche à voir de profil un monde qui révèle sa réalité éternelle seulement dans la vue de face. Or il n'est pas visible de face, ni de profil ; nous voyons seulement la vue de trois quarts.
  Dans la vision de profil il s'agirait de voir un monde fait de purs objets abstraits, ne contenant aucune conscience, pas même celle du sujet raisonnant sur les objets abstraits. Le monde serait comme la forteresse fermée de Magritte (voir l'onglet Gödel), une machine automatique sans aucun spectateur. Plus on cherche à voir de profil, plus la lumière diminue. A la fin il n'y a plus rien à regarder, la lumière est éteinte et on a fermé la porte du théâtre de l'univers. Dans la vision de face, il s'agirait de voir la réalité éternelle du monde, de voir Dieu en face pourrait-on dire. "Voir la face de Dieu", voilà un mode d'expression religieux fréquent dans la Bible ou dans Saint Paul. Mais même si certains mystiques ont le sentiment d'éprouver ce genre de vision, mieux vaut éviter de les suivre sur ce chemin ; nous quitterions le sol, et manquerions notre objectif naturel (voir l'onglet Pourquoi ce blogue ?).  Dans la vision de trois-quarts, qui nous est imposée tant que nous avons les pieds sur terre, les objets concrets sont séparés de nous-mêmes, même s'ils sont habillés par nos  sentiments. Ils sont lourds, colorés etc., parfois objets d'amour ou de haine. Si nous sommes artisans, ingénieurs, nous nous efforçons de retrouver la vision du profil, objective ; si nous sommes psychologues, de découvrir la vision de face, plus subjective. Mais nous pouvons voir de face seulement en de brefs éclairs. Ils jaillissent à l'occasion de la nouveauté, de l'invention, quand la vieille machine que nous étions sort de la logique où elle était enfermée, et quand de nouveaux objets apparaissent à notre esprit. Étant des sauts d'une ancienne logique vers une nouvelle, ils ne peuvent être décrits par de la logique, qu'elle soit mathématique ou philosophique, mais seulement par de la littérature, de la poésie.
 Proust décrit particulièrement bien de tels instants, promesses d'éternité, en de multiples perles cachées dans son œuvre. Il nous fait sentir que la nouveauté est intemporelle, qu'elle se dégrade quand elle se répète (évident..., encore faut-il le ressentir), en abandonnant au passage ces déchets que sont, objectivement, les choses qui se répètent dans l'espace et le temps, et subjectivement, l'ennui de voir qu'elles se répètent. La réalité ainsi perçue fugitivement, nous dirons que c'est la réalité native unissant sujet et objet. Nous voyons couramment seulement sa dégradation, distribuée en objets dans l'espace et le temps, lestés de nos sentiments de plus en plus défraîchis. Le réel natif, le monde, est la réunion de tous les sujets et de tous les objets en cours de séparation, avant la séparation effective. C'est l'éternité entr'aperçue dans la lumière de ces éclairs. Les notions de temps et d'espace sont issues de cette séparation, ainsi que l'apparence d'objets, au pluriel, et de sujets, au pluriel.

  Est-il besoin de préciser que si les objets naissent pour nous, ils peuvent déjà exister trivialement pour les autres? Ils ne se condensent pas pour tous à partir du brouillard. Mais on peut aussi en inventer, que ce soit une notion (le cercle, la charge électrique), ou un objet (le compas, le moteur électrique). Ils deviennent ensuite objets de découverte communs à tous ceux qui peuvent les comprendre. Ce partage est un fait fondamental ; nous sommes unis, et pas isolés dans notre solipsisme. Cette convergence n'est pas issue de considérations logiques propres à la vue abstraite du monde, mais elle est la condition pour que cette vue abstraite existe, de profil.