mardi 25 janvier 2011

5. L'Art

Q. Vous donnez à l'émotion artistique une importance fondamentale, vous en faites semble-t-il la condition pour découvrir le monde en face, dans sa réalité profonde. Mais n'est-ce pas un peu élitiste ? Tout le monde n'a pas les moyens de se cultiver, de pratiquer soi-même, ou d'aller dans les salles de concert ou les musées.

JNC. Vous présentez la question à l'envers. Les produits exposés dans les salles de concert et les musées ne sont que les mots d'un langage tentant d'exprimer l'indicible. On peut être érudit, connaître la langue, les mots, sans être capable de remonter à la source silencieuse. Le plus important, c'est de cultiver en soi le sentiment indicible, même si l'on n'a pas les mots, pour tenter de voir le monde de face, fugitivement ; ou plutôt sentir en soi le regret que cette vue échappe, comme une petite blessure, un petit sillon tracé en soi. Et on peut éprouver cela à la vue d'une œuvre d'art, d'une église, mais tout simplement à la vue d'un toit, d'un caillou, d'un buisson d'aubépines.
  Lisez Proust :  

  "Le petit sillon que la vue d’une aubépine ou d’une église a creusé en nous, nous trouvons trop difficile de tâcher de l’apercevoir. Mais nous rejouons la symphonie, nous retournons voir l’église, jusqu’à ce que – dans cette fuite de notre propre vie que nous n’avons pas le courage de regarder et qui s’appelle l’érudition – nous les connaissions aussi bien, de la même manière, que le plus savant amateur de musique ou d’archéologie. Aussi combien s’en tiennent là qui n’extraient rien de leur impression, vieillissent inutiles et insatisfaits, comme des célibataires de l’Art. Ils ont les chagrins qu’ont les vierges et les paresseux, et que la fécondité ou le travail guérirait."
 Alors mieux vaut ne pas fuir sa propre vie dans des musées dont on n'apprécie pas les œuvres.

Q. Je comprends que votre vue n'est pas élitiste, mais je comprends aussi que votre idée de l'œuvre d'art est sans doute assez restrictive, peut-être même réactionnaire ?

JNC. Pour ne pas se perdre en vaines disputes, le mieux est de définir ses propres mots. Alors pour les besoins de notre présente conversation, je vous dirai que tout œuvre d'art doit viser la transparence. Si l'on cherche l'indicible, en prenant pour exemple la peinture, il faut au moins ne pas buter sur les mots que sont la surface de la toile, les plages colorées, les tons, l'habileté d'un trait, tout ce qui relève du discours érudit. Il faut passer au travers de la surface pour atteindre la source. Je contemple par exemple cette peinture de Marius Borgeaud...
  
 Bravant l'écueil du bavardage, j'avoue le petit sillon que creuse en moi la petite bretonne de 1910, attendant qu'on vienne la chercher pour rejoindre la ville où elle est servante dans une maison bourgeoise et tranquille, le modeste sac, le journal local pour bercer sa nostalgie, le chat secret, le silence. Je traverse la toile pour éprouver directement le petit pincement de cœur, celui de la fille, de Borgeaud, le mien. Et je repense à Proust :  
  « …Tout ce résidu réel que nous sommes obligés de garder pour nous-mêmes, que la causerie ne peut transmettre même de l’ami à l’ami, du maître au disciple, de l’amant à la maîtresse, cet ineffable qui différencie qualitativement ce que chacun a senti et qu’il est obligé de laisser au seuil des phrases où il ne peut communiquer avec autrui qu’en se limitant à des points extérieurs à tous et sans intérêt, l’art le fait apparaître, extériorisant dans les couleurs du spectre la composition intime de ces mondes que nous appelons les individus, et que sans l’art nous ne connaîtrions jamais… »
 Alors je remercie Borgeaud et la petite Bretonne, ces individus inconnus qui m'ont entrouvert la porte de leur monde aujourd'hui inaccessible et pourtant intemporel, leur part de réel natif.

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