L'évolution, sortie du tréfonds

   Tout système que l'on voudrait isoler et décrire par la physique classique doit en fait subir l'action d'un monde extérieur (supposé classique lui aussi), parfois assez simple pour être pris en compte dans la description, parfois  trop complexe pour être maîtrisé et alors on parle de hasard, d'aléas, ou d'indéterminisme d'ignorance.

   Les ordinateurs sont un exemple. On construit leur intérieur par un échafaudage de circuits et de programmes logiques très précis, mais on sait qu'ils seront soumis à des actions extérieures aléatoires, conduisant à un comportement ouvert, imprédictible. Limiter les effets de cette ignorance de façon à ce que l'ordinateur "xyz" demeure l'ordinateur "xyz" (autrement dit qu'il ne se plante pas), c'est un objectif majeur des informaticiens. Ceci étant, l'ordinateur xyz peut changer de comportement, avoir une "mutation" dirons-nous, tout en restant lui-même. Il peut muter dans un sens qui nous paraît positif (quand il fait de l'apprentissage), ou négatif (s'il reçoit un virus qui laisse passer des publicités indésirables). Tout cela sans être conscient. Mais il n'a pas une "évolution", par exemple il ne devient pas soudain capable de se reproduire.
   De façon similaire, on peut avoir établi un modèle logique (biologique) correct pour une mouche drosophile, équivalent du modèle de l'ordinateur xyz (même si cette remarquable machine a bénéficié dans le passé d'évolutions qui l'ont rendue capable de se reproduire). Sous l'effet du hasard, elle peut aussi muter sans sortir de son modèle biologique, en restant mouche comme l'ordinateur reste xyz (ou en générant un monstre comme xyz peut tomber en panne), par le simple jeu de la physique-chimie utilisée dans le modèle. C'est une physique classique encore adéquate, qui n'a pas eu l'occasion de diverger de la physique réelle. Chacun juge la mouche inconsciente de sa mutation.
 
 Laissons la mouche, et passons au cerveau. Le cerveau qui respecterait un modèle serait celui d'un automate, dont les fonctions pourraient aussi muter inconsciemment, du fait des actions extérieures. Mais le cerveau respecte une physique réelle, il sort de son modèle automatique,  la conscience survient ; cette fois il s'agit d'une vraie évolution   (il est temps de dire que nous faisons un choix de vocabulaire : l'évolution suppose un saut hors d'une logique antérieure, alors que la mutation la respecte). L'évolution du cerveau suppose un fait de conscience ; certainement la conscience primaire du propriétaire du cerveau, qui participe à un réel natif éprouvé au contact du monde, peut-être la conscience secondaire du neurologue qui l'observe, si il est assez perspicace pour élaborer le modèle représentatif du nouveau palier atteint par le sujet, quand celui-ci a assez "usé" ses perceptions pour atteindre un nouvel état d'automate. La conscience primaire est celle que nous éprouvons tous les  jours en regardant le monde, la secondaire est celle du neurologue qui analyse autrui de façon exceptionnelle, dans de rares laboratoires.
    
   Dans un autre laboratoire, un biologiste peut établir le modèle logique d'une bactérie, vivant peut-être un milliard d'années plus tôt, aussi bien que celui d'une mouche. Elle a muté comme la mouche sans sortir de sa logique, mais la physique réelle a aussi imposé sa différence : la bactérie est sortie de son enfermement artificiel, elle a évolué en effectuant des progrès étonnants, jusqu'à produire l'homo sapiens. Et les biologistes se disputent.
   Une première catégorie estime que le hasard, s'ajoutant aux lois connues, engendre une évolution, sélectionnée dans le cadre d'un darwinisme intégriste.
   Une seconde catégorie, plus ouverte, dispute de la frontière entre mutation et évolution, en considérant comme en deçà de la frontière ce qui dérive des lois connues, comme au-delà ce qui dérive de lois qui restent à trouver.
  Mais au fond ces deux catégories font la même erreur, ils n'ont pas intégré le fait que toute vision de profil (le modèle physico-chimique) est incapable d'atteindre la réalité voilée. L'évolution, qui fait partie de cette réalité (nous en sommes les témoins, nous homo sapiens), ne pourra jamais se déduire d'un modèle logique.
  Une dernière catégorie (nous éliminons les créationnistes), affecte à l'évolution un caractère surnaturel , et s'inquiète de connaître la frontière entre naturel et surnaturel, entre mutation et évolution. Mais cette frontière est insaisissable, parce qu'on ne peut pas définir en termes logiques les limites de la logique où est enfermée la mutation ; ce serait vouloir monter sur ses propres épaules. Pour cette même raison, la séparation, dans nos états d'âme, entre ce qui est nouveau, ancien mais encore vivant, sclérosé dans un automatisme, ou carrément raté, est hors d'atteinte, commenté à l'infini par les psychologues et les romanciers.

   Éliminant toute frontière entre naturel et surnaturel, il faut voir dans l'évolution des organismes un phénomène naturel, aussi naturel que l'évolution de nos états mentaux. Dans cette dernière, la conscience primaire est essentielle, la conscience secondaire exceptionnelle. Au contraire, dans l'évolution d'un organisme, la conscience primaire est nulle (la bactérie ne pense pas), la conscience secondaire de l'observateur est le tout. Bien entendu quantité d'évolutions se sont produites dont personne n'a conscience, mais elles sont alors dans la nuit du théâtre fermé, il n'y a qu'à se taire. Réciproquement, du moment qu'on parle d'une évolution, c'est bien que quelqu'un a pris un jour la conscience secondaire de ce fait. Ou alors ce sont des paroles en l'air. On ne peut parler que de ce dont on a eu conscience.
  L'évolution ne prend sa véritable apparence que quand on prend conscience des prodiges d'intelligence qu'elle suppose. Ce faisant le couple sujet percevant - évolution perçue participe au réel natif, émergeant d'un tréfonds, dont il n'y a rien à dire avant qu'il se révèle sous forme de ce réel natif.
  Cette évolution, qui concerne le monde en général, sans frontière définissable logiquement entre matière morte et vivante, ne relève d'aucun mécanisme autre que ceux fournis par l'évolution elle-même, dans un auto-engendrement, une spirale vertueuse, dont nous sommes les spectateurs autant que les auteurs.
    Cela doit nous conduire d'une part à une immense modestie (le tréfonds en question est inconnaissable objectivement, nous ne pouvons en rien raisonner à son sujet), d'autre part à une immense fierté :le monde manifeste son intelligence seulement dans la mesure où nous sommes intelligents, nous créons le monde dans la mesure où nous le contemplons. Création du monde entier égale contemplation par l'humanité entière. Cette contemplation concerne sans doute les physiciens et les biologistes, mais ils sont en quelque sorte tournés vers l'arrière, ils analysent le monde. Nous tournant vers l'avant, vers le monde synthétique support de poésie, d'art, de chaleur humaine (restons positifs), la contemplation concerne surtout l'enfant que nous fûmes tous et que nous devons tenter de rester, objets  d'une évolution, mais aussi consciences construisant pas à pas une image de l'univers participant à une évolution universelle.