vendredi 4 mai 2012

18. Travaux pratiques


Q. Quand j'étudie à tête reposée, je finis par adhérer à vos arguments. Mais je reste bien loin d'une intuition immédiate de votre réel natif ! La vie quotidienne me fait retomber dans cette impression que les choses "sont" par elles-mêmes, que notre destin est la mort, par un effet ravageur du temps plus fort que nos belles paroles. Comment renforcer simplement l'intuition d'une réalité délivrée de ce temps inexorable ?

JNC. À quel moment vous sentez-vous le plus intelligent ? Quand vous vous appropriez notre dialogue, ou bien quand vous retombez dans ces impressions triviales ?

Q. Certainement quand je reviens à ce dialogue. Je sens ma cervelle friser, une jouissance esthétique m'envahir, une confiance dans la pérennité des êtres. Je ressens l'espoir d'une empathie universelle.

JNC. Vous avez exprimé votre satisfaction sans hésiter. Eh bien quand vous marchez dans la rue, au lieu de vous laisser envahir par la lourdeur des choses, laissez remonter le souvenir de votre satisfaction passée, et cultivez cette certitude de ne pas être à présent dans un moment d'intelligence.

Q. Mais la beauté d'une idée suffit-elle à assurer sa vérité ?

JNC. Je ne cherche pas à justifier notre discours par sa supposée beauté, je cherche seulement à vous donner un truc intuitif pour classer facilement votre intelligence des choses.

Q. Vous marquez un point. Cependant votre idée simple ne chasse pas les intuitions triviales, elle ne fait qu'y ajouter le regret. Le piéton que je suis maintenant, regrette l'homme intelligent que je fus, sans que le monde intelligent s'impose au piéton.

JNC. Soit. Je vais tenter de marquer un autre point pour vaincre votre vision ordinaire. La base de cette vision, c'est bien l'idée que les choses "sont", indépendamment de vous?

Q. Oui. Le monde n'a pas besoin de moi pour fonctionner. Et il m'effacera inexorablement.

JNC. Cependant, admettez que le monde dépasse l'idée que vous vous en faites. Vous n'en avez qu'une vue très partielle, vous êtes myope.

Q. Certainement, je ne prétends pas tout voir et tout comprendre.

JNC. Alors poussez à bout cette idée ! Si le monde dépasse votre capacité de perception, tout en ayant une réalité indépendante de vous, piéton qui attendez l'autobus, est-il mieux connu par les inconnus qui sont dans l'autobus, par ces enfants qui font des pâtés de sable, par des inventeurs de la Silicon Valley, des bénédictins du moyen âge, des Jivaros qui chassent en forêt ? Sans parler de la vision des chiens ou des albatros.

Q. Il n'est lié à leur vision pas plus qu'à la mienne, il n'est lié à personne en particulier, il n'est lié à aucun point de vue avons-nous dit.

JNC. Alors songez que la réalité du monde suppose, domine, intègre toutes ses façons d'apparaître à une multitude inconnue. Songez même que cette réalité "en soi" dépasse, à un degré inimaginable, l'idée que peut s'en faire un regard individuel.
  Et cette réalité, est-elle liée à votre instant présent, cet instant où vous vous ennuyez en attendant le bus ?      Ou bien est-elle liée à l'instant où Jules César périt sous les coups de Brutus ?  Ou bien à l'instant où votre gentille bisaïeule fêtait l'année 1900 en dansant ?

Q. Je la vois liée à l'instant présent où nous nous parlons.

JNC. Cet instant serait-il donc supérieur aux autres ? Le propre de l'instant présent, n'est-ce pas que lui seul semble compter ? Alors admettez que tous les instants présents sont strictement équivalents.

Q. Je vous accorde que c'est une idée simple, forte.

JNC. Alors si tous les instants présents sont égaux, de deux choses l'une : ou bien ils ne valent rien, pas plus celui-ci que le temps de Jules César ou de votre aïeule, ou bien tout les instants passés, perçus par l'humanité entière, ont même densité que votre instant présent, voué à les rejoindre dans le passé dans une démocratie absolue. Voilà où mène votre désir d'objectivité.  Choisissez : ou bien cette démocratie est celle des cimetières, le monde est une illusion, nous sommes tous deux en train de rêver (et dans quel monde ?), ou bien sa réalité surplombe la flèche du temps, et efface les apparences temporelles.

Q. Je sais que si je m'écarte de ce trottoir, c'est dans un monde vrai qui n'a rien d'un rêve, et je me fais écraser. Ce faisant je passe hors du monde.

JNC. Qui sait ? La mort des autres est une apparence depuis un point du vue local que nous avons choisi d'abandonner, et si notre propre mort abolit, pour nous, ce genre de myopie, c'est bien un verrou qui saute, verrou d'une porte derrière laquelle nous pouvons attendre  toutes les surprises. Ce grand point d'interrogation peut exciter notre curiosité, bien mieux que la méditation devant des apparences mécaniques, consensuelles et mortelles.

Q. Je crois que vous avez marqué un autre point. Vous m'avez offert des béquilles pour soutenir ma pensée ordinaire, dans la rue où j'erre trop souvent.

lundi 23 janvier 2012

17. Le Dieu de résurrection

Q. Allons au fond des choses. Vous avez dit un jour que le monde se cache derrière un masque, visible par tous ceux qui veulent l'observer. Mais que si personne n'observe, le masque disparaît, et pourtant il est inutile de chercher ce qui se cachait derrière. Vous le dites ailleurs d'une autre façon, en parlant d'un tréfonds insondable. En somme, avec mes mots à moi, le réel natif ressemblerait à une eau pure sortant d'un puits mystérieux, dont vous refusez d'imaginer le fond autrement que par la qualité de l'eau. Je comprends qu'il y a déjà fort à faire pour imaginer cette pureté, quand nous buvons le plus souvent une eau corrompue. Mais pourtant, combien de discours savants ont été faits sur le Dieu caché, sur le tréfonds du puits ! Même si c'est pour dire que vous ne voulez rien dire de Dieu, vous devez vous positionner.

JNCJe me suis déjà positionné en ce sens que je m'intéresse seulement au Dieu des chrétiens, parce qu'il présente cette vertu essentielle d'être un Dieu composite, unissant, mais en les distinguant, le tréfonds, et l'eau pure. La source et son expression.

Q. Cela fait deux. Mais le Dieu des chrétiens unit trois personnes, le Père le Fils et le Saint Esprit.

JNC. Je refuse ces comptes savants. Je ne veux pas considérer le monde et l'humanité de l'extérieur, et depuis ce point de vue olympien, discuter doctement des qualités d'un confrère divin, qui aurait ce même privilège.
  Cependant j'accepte de considérer le Fils, parce qu'il est notre grand frère en humanité. Dans nos émotions, natives, contingentes et partielles, nous nous sentons assoiffés, désireux d'un sujet natif éternel et parfait, source qui unirait aussi bien nos émotions que ceux qui les éprouvent. Il est raisonnable d'imaginer que ce désir secret ne puisse être exaucé que par le suc natif d'un sujet-né mortel, au lieu de l'être par une sorte de synthèse désincarnée de ce qu'il y a de meilleur en nous. Je comprends cet homme comme la clé de voûte, l'homme parfait, celui qui nous unit en son empathie universelle, quand nous sommes réduits chacun à une empathie partielle. Ce frère parfait n'a pas besoin d'être fort en maths et en physique, mais d'avoir la capacité de contemplation, parfaite et simple - d'où ont découlé toutes les inventions savantes, passées et futures - bien avant qu'elles se manifestent en formalismes abstraits ou en mécanismes. Ce frère parfait n'a pas besoin d'être peintre, musicien ou architecte, mais de contenir lui-même, les émotions vraies cachées au fond des œuvres sincères. Surtout cet homme n'a pas besoin d'avoir connu toutes les situations modestes et contingentes, toutes les formes de joie et de souffrances des plus humbles piétons de l'humanité, pour comprendre parfaitement la révélation de réel natif qu'elles supposent, et regretter leur fuite.  Mais je crains maintenant de me répéter, j'ai dit ce que j'avais à dire dans mes aphorismes 17 à 21.

Q. Je les ai lus mais je reste sur ma faim. Refusez-vous tout jugement sur les qualités du Dieu chrétien ? Créateur, infiniment bon, tout-puissant…

JNC. Dieu est une action de création, et pas créateur, parce que ce dernier mot suppose la réalité triviale de ce qui est créé. Et l'admiration que peut provoquer cette action dépasse infiniment celle que peut provoquer en nous la vision de l'univers objectif, car à cette création, correspond une contemplation réciproque offerte à l'humanité entière, définitivement insondable par notre modeste personne. Quant aux qualificatifs de bonté et de puissance, ils ne sont adaptés qu'à des hommes. Les appliquer à Dieu ne peut conduire qu'à des déceptions et des paradoxes. Je puis m'autoriser un qualificatif seulement quand il propose une réponse humaine à une interrogation humaine. Et voici cette question : "Y a-t-il quelque chose après la mort ?" Je reprends mon aphorismes numéro 22 : "Chaque sujet-né, soumis au temps (donc mortel) est la dégradation d'un sujet en train de naître, contenant du temps (éternel). Croire qu'un humain a le sentiment de "retourner" à ces moments de naissance quand il est libéré des apparences (quand il meurt) est une espérance raisonnable."  Si celle-ci se confirme, alors ce retour aux sources, est la bonne nouvelle par excellence, qui dépasse tous les discours formels, puisque ceux-ci restent confinés dans le temps, quand il s'agirait ici d'évoquer un rapport entre le temps et l'atemporalité. Les qualificatifs qu'il faudrait inventer, laissent "bonté", "puissance", à un niveau utilitaire dérisoire, et  l'idée de les attribuer à une personne est tout aussi dérisoire, de la même façon qu'un enfant inondé de soleil reste ignorant du soleil. Le seul énoncé que je peux me permettre alors pour qualifier Dieu, parce qu'en fait il se rapporte à nous, les hommes, c'est de dire que c'est un Dieu de résurrection. On retrouve l'inscription courante de nos églises : "Je suis la résurrection et la vie". Notez d'ailleurs l'ordre de ces deux mots.

Q. Mais enfin, vous-même, croyez-vous à cette résurrection ?

JNC. La croyance s'espère, et se prouve seulement  quand il faut agir au péril de sa vie, ou quand on est au pied du mur, au soir de la vie. Affirmer, ou même nier sa propre foi, est assez prétentieux. Mais on peut la constater de façon certaine chez ceux qui ont sauté leur propre mur. Selon ce critère il est certain que les premiers apôtres ont cru. Ils ont cru que le Christ vivait lui-même cette correspondance prodigieuse, et qu'il nous la promettait.

Q. Ne trouvez-pas difficile de concilier ce genre de merveilleux, les miracles, les apparitions, avec notre univers rationnel ?

JNC. À tant que supposer le prodige de la résurrection, pourquoi brider notre imagination ? J'ai déjà utilisé cette image selon laquelle la science cherche à prendre sur le monde une vue abstraite de profil, tandis que dans la vue courante notre regard s'écarte du profil plat pour participer un peu à la vision de face. Et c'est cet angle d'écart, plus ou moins prononcé au fil des instants, qui nous donne accès à la conscience des choses. Pourquoi ne pas utiliser, pour évoquer l'autre coté du miroir, une image symétrique ? De même que la vue strictement de profil est interdite pour le plus grand des savants, mortel, la vue strictement de face donnant accès au réel natif absolu serait interdite, même pour le plus grand des poètes immortels. Réservée à Dieu, se regardant lui-même dans le tréfonds, elle serait trop lumineuse pour conserver la face objective du réel natif, et pour évoquer quoi que ce soit pour nous. L'excès de lumière tue l'ombre et détruit toute forme. Tandis que les points de vue, écartés de cet axe trop parfait, impliqueraient nos images éternelles, dans une objectivité fugitive  du monde, plus ou moins prononcée selon l'angle d'écart avec la vue de face. Il y aurait symétrie entre le Marcel Proust de 1900 obligé de faire effort, pour relâcher ses perceptions matérielles et pénétrer ainsi dans la conscience native associée à l'odeur d'une madeleine humectée de thé, et Marcel Proust immortel qui aurait besoin au contraire de faire un effort de "condensation" ou de "réalisme" pour retrouver l'image objective d'une madeleine, située au fond de la réalité native atemporelle à laquelle elle lui fit accéder, pour toujours, un soir d'hiver…

Q. Je me permets de vous interrompre : En somme, la vue exactement de trois-quarts, à quarante cinq degrés, est dans le plan du miroir séparant les deux domaines, symétriquement, le domaine des hommes mortels et celui des hommes ressuscités.

JNC. Vous poussez l'image à un degré de réalisme qui me devient pesant. Promettez-moi de l'oublier un peu dès que j'aurai fini d'en user. Aussi je termine : à tant qu'admettre le prodige de la résurrection, pourquoi ne pas imaginer une interférence possible entre ces deux genres d'écarts, le premier se détachant de la direction de profil, le second se détachant de la direction de face ? Et des phénomènes exceptionnels, dits "surnaturels", seraient la manifestation de cet empiètement, une humble bergère pouvant alors avoir une sorte  de rencontre avec une humble palestinienne d'il y a deux mille ans.

Q. Soit, je retiens l'idée en oubliant cette bissectrice. Espérons que nous aurons le loisir de mieux préciser en quoi consiste cette vue de trois quarts, quand tous les deux, nous aurons permuté notre direction d'attraction principale.

dimanche 15 janvier 2012

16. Le point Oméga

Q. Les chrétiens qui acceptent, et même se réjouissent de l'évolution des espèces, sont souvent séduits par la pensée de Teilhard de Chardin. Selon lui, si je me souviens bien, le monde se dirigerait vers un futur accompli, le point Omega, suite à une évolution, qui a d'abord agrégé la matière, vivante et même inerte, jusqu'à aboutir à l'homme, mais qui se poursuivrait au-delà, grâce au réseau de relations intelligentes tissé grâce au progrès de notre savoir et de nos moyens de communication. Il n'a pas connu Internet, mais je pense que le web lui aurait paru un signe divin, une sorte de transfert progressif du point d'application du dessein de Dieu depuis le plan des individus à l'humanité entière. Puisque vous adhérez à l'idée d'évolution, comment considérez-vous cette pensée?

JNC. La pensée de Teilhard est d'un optimisme réconfortant, pour tous ceux qui préfèrent espérer dans le futur plutôt qu'inventer le moment présent. Mais en fait, à qui parle-t-il ? Il parle à l'intellectuel d'aujourd'hui qui échafaude des plans sur la comète, ou bien à la petite Bretonne qui nous attend dans une peinture signée Borgeaud ? L'humanité est avant tout constituée de petites paysannes de toutes époques et de tous lieux, plus que d'intellectuels échafaudant des plans. Alors comment pourrait-elle participer de cet avenir radieux où chacun serait câblé, relié, interconnecté à des gens très intelligents ? Par un miracle relatif à l'au-delà des chrétiens, qui transformerait chez elle la modestie en complexité ? N'affolez pas cette pauvre fille, elle n'y comprendrait rien. Laissez-lui retrouver dans l'au-delà le suc de ses joies, sa maison, ses parents, son chat silencieux, la blonde lumière qui baigne l'espace. Son petit bagage l'attend pour voyager vers l'espérance. S'il y a une transfiguration possible, c'est celle de son présent d'antan, qui l'unira à celui de tous ceux qu'elle a connus ou qu'elle aurait aimé connaître, qui m'unira aussi à elle je l'espère, si je suis capable d'être assez  modeste. Voilà le seul réseau consolateur qu'on puisse imaginer pour elle et pour tous. Le reste est divagation intellectuelle, étrangère à tout enracinement vécu.

Q. Je sens ce que vous dites, mais cette modeste transfiguration est-elle incompatible avec un achèvement de l'humanité dans le futur ? En ce sens que l'évolution aboutirait à une sorte d'apogée. À force de monter, on arrive forcément à un sommet, où tout se rassemble.

JNC. L'évolution monte ? On aurait pu poser la question aux brûlés de Dresde, aux squelettes ambulants de Dachau, aux irradiés d'Hiroshima, on peut se la poser aujourd'hui en voyant les supporters qui se tabassent en gueulant dans les stades ; devant les flots de voitures embouteillés, devant la foule aux oreilles câblées que dégorgent les bouches de métro. Vous confondez la nouveauté et le progrès, vous confondez la nouveauté, et la véritable invention, produit de l'émotion native. Aujourd'hui, quelques discussions tendues entre représentants d'intérêts contradictoires, suivies de quelques journées d'ingénieurs s'appliquant sans joie devant des ordinateurs, peuvent déclencher la coulée d'un million de tonnes de béton et de macadam d'où découleront une nouveauté considérable, en l'absence quasi-totale d'émotion inventive. Et le pauvre piéton qui rame ensuite dans ce nouvel univers, comme il n'a aucun empathie avec des bâtisseurs qui de toute façon n'auraient aucune émotion créatrice à lui confier, il perçoit cette nouveauté comme un désert bien pire que les déserts de sable. Au lieu d'y voir un lieu où faire germer la vie, il n'y voit que le déchet de pensées mécaniques. Non, la quantité de réalité native, si tant est qu'on puisse quantifier ce qui est du domaine de l'être, n'a qu'une relation très lâche avec la quantité de nouveauté. Et cette dissociation vaut aussi pour les nouveautés qui prétendent améliorer notre corps ou notre esprit, elle vaut aussi pour l'art. Aujourd'hui l'homme sait rendre la nouveauté de plus en plus envahissante, tandis que son esprit, pris dans un réseau environnemental et technologique, a de moins en moins la liberté d'exprimer une invention intime.

Q. Vous faites un tableau pessimiste de l'évolution à venir, c'est votre sentiment, mais vous ne pouvez nier que dans le passé l'évolution fut montante. Homo sapiens est plus évolué, c'est le cas de le dire, que homo erectus, notre civilisation est plus évoluée que la civilisation néolithique.

JNC. Dans la succession des nouveautés solidifiées, il faut bien que la complexité aille du passé vers le futur, sans quoi la complexité tomberait tout habillée du ciel avant de se simplifier, ce qui serait pour le moins étrange ! Cet accroissement de complexité ne suppose certainement pas, que la vie monte du même pas. Dans le passé, des espèces inconnues se sont entre-tuées, des tribus se sont égorgées. Croyez-vous, parce que l'homme intervient maintenant dans l'évolution, que ça se passera mieux ? Vous rêvez.

Q. Cependant n'êtes-vous pas sensible à une notion d'achèvement, comme celle qu'attendait Teilhard de Chardin ? N'est-il pas nécessaire que la révélation, dont vous parlez, aboutisse à une fin où le Tout est révélé, accompli ?

JNC. Dans la vue abstraite de profil que les savants cherchent à prendre sur le monde, spectacle impossible car des acteurs mécaniques joueraient sur un théâtre sans aucun éclairage, les nouveautés s’enchaînent sur l'axe d'un temps stérile, au long duquel le hasard et la nécessité susciteraient la naissance et la disparition des espèces vivantes, la croissance et l'élimination de civilisations plongées dans une nuit matérialiste.
  Dans la vision de trois-quarts, qui est celle de tous, nous prenons part parfois à la contemplation et à l'invention du monde, et alors notre regard s'écarte du profil plat pour participer un peu à la vision de face. Et c'est cet angle d'écart, plus ou moins prononcé au fil des instants, qui nous donne accès à la conscience des choses.
  Seule la vision de face nous donnerait accès au réel natif atemporel. C'est sous cet angle de vision, qui est interdit à nous autres mortels, autrement qu'en des éclairs fugaces et joyeux, que peut se voir l'achèvement que vous cherchez. Cet achèvement n'est pas visible selon l'axe du temps. Si l'on veut faire le pari d'une joyeuse espérance, elle ne doit pas s'envisager dans le temps, mais elle doit porter sur le rapport entre la vision de face, et notre vision de trois-quarts. Est-ce le même moi, celui qui travaille péniblement dans la vision oblique, et celui qui participera à la vision de face ?  Autrement dit, la petite Bretonne est-elle pour toujours consolée de son attente ?

Q. En somme vous ne faites pas le pari d'un point Oméga dans le futur de l'humanité ?

JNC. Je fais le pari d'un dialogue complet allant de l'alpha vers l'oméga et de l'oméga vers l'alpha, accessible dans la vue de face et sans rapport avec l'axe des temps. Au contraire même, plus le temps passe, plus c'est le passé qui est concerné par l'achèvement, la transfiguration que nous pouvons espérer, alors que l'avenir de l'humanité s'amincit. Car il s'amincit, comme il s'amincit pour un vieillard, par la force des choses. Ce qui est fait n'est plus à faire, ce qui reste à faire tend inexorablement vers zéro. 

Q. Vous ne pouvez pas dire cela à la jeunesse. On ne peut pas vivre sans espoir.

JNC. Faites lire Teilhard, si vous y tenez, à ceux qui veulent à tout prix vivre d'espoir et inventer le futur. Mais ils comprendront un jour, qu'il est encore plus difficile de vivre sans l'espérance, et qu'on ne commande pas directement le futur. La seule véritable invention procède de la contemplation de l'instant présent, perçu à la fois dans les deux sens du mot "présent", comme un don immortel.