Q. Quand j'étudie à tête reposée, je finis par adhérer
à vos arguments. Mais je reste bien loin d'une intuition immédiate de votre
réel natif ! La vie quotidienne me fait retomber dans cette impression que les
choses "sont" par elles-mêmes, que notre destin est la mort, par un
effet ravageur du temps plus fort que nos belles paroles. Comment renforcer simplement l'intuition d'une réalité délivrée de ce temps inexorable ?
JNC. À quel moment vous sentez-vous le plus
intelligent ? Quand vous vous appropriez notre dialogue, ou bien quand vous
retombez dans ces impressions triviales ?
Q. Certainement quand je reviens à ce dialogue. Je sens ma cervelle friser, une jouissance esthétique m'envahir, une confiance dans la pérennité des êtres. Je ressens l'espoir d'une empathie universelle.
JNC. Vous avez exprimé votre satisfaction sans hésiter. Eh bien quand vous marchez dans la rue, au lieu de vous laisser envahir par la lourdeur des choses, laissez remonter le souvenir de votre satisfaction passée, et cultivez cette certitude de ne pas être à présent dans un moment d'intelligence.
Q. Mais la beauté d'une idée suffit-elle à assurer sa
vérité ?
JNC. Je ne cherche pas à justifier notre discours
par sa supposée beauté, je cherche seulement à vous donner un truc intuitif pour
classer facilement votre intelligence des choses.
Q. Vous marquez un point. Cependant votre idée simple ne chasse pas les intuitions triviales, elle ne fait qu'y ajouter le regret. Le piéton que je suis maintenant, regrette l'homme intelligent que je fus, sans que le monde intelligent s'impose au piéton.
JNC. Soit. Je vais tenter de marquer un autre point
pour vaincre votre vision ordinaire. La base de cette vision, c'est bien l'idée
que les choses "sont", indépendamment de vous?
Q. Oui. Le monde n'a pas besoin de moi pour fonctionner. Et il m'effacera inexorablement.
JNC. Cependant, admettez que le monde dépasse l'idée
que vous vous en faites. Vous n'en avez qu'une vue très partielle, vous êtes
myope.
Q. Certainement, je ne prétends pas tout voir et
tout comprendre.
JNC. Alors poussez à bout cette idée ! Si le monde dépasse
votre capacité de perception, tout en ayant une réalité indépendante de vous,
piéton qui attendez l'autobus, est-il mieux connu par les inconnus qui sont
dans l'autobus, par ces enfants qui font des pâtés de sable, par des inventeurs
de la Silicon Valley, des bénédictins du moyen âge, des Jivaros qui chassent en
forêt ? Sans parler de la vision des chiens ou des albatros.
Q. Il n'est lié à leur vision pas plus qu'à la
mienne, il n'est lié à personne en particulier, il n'est lié à aucun point de
vue avons-nous dit.
JNC. Alors songez que la réalité du monde suppose, domine, intègre toutes ses façons d'apparaître à une multitude inconnue. Songez même que cette réalité "en soi" dépasse, à un degré inimaginable, l'idée que peut s'en faire un regard individuel.
Et cette réalité, est-elle liée à votre instant
présent, cet instant où vous vous ennuyez en attendant le bus ? Ou bien
est-elle liée à l'instant où Jules César périt sous les coups de Brutus ? Ou bien à l'instant où votre gentille bisaïeule
fêtait l'année 1900 en dansant ?
Q.
Je la vois liée à l'instant présent où nous nous parlons.
JNC. Cet instant serait-il donc supérieur aux autres ? Le propre de l'instant présent, n'est-ce pas que lui seul semble compter ? Alors admettez que tous les instants présents sont strictement équivalents.
Q.
Je vous accorde que c'est une idée simple, forte.
JNC.
Alors si tous les instants présents sont égaux, de deux choses l'une : ou bien
ils ne valent rien, pas plus celui-ci que le temps de Jules César ou de votre
aïeule, ou bien tout les instants passés, perçus par l'humanité entière, ont
même densité que votre instant présent, voué à les rejoindre dans le passé dans
une démocratie absolue. Voilà où mène votre désir d'objectivité. Choisissez : ou bien cette démocratie est celle des cimetières, le monde est une illusion, nous sommes tous deux en train de rêver (et dans quel monde ?), ou bien sa réalité surplombe la flèche du temps, et efface les apparences temporelles.
Q.
Je sais que si je m'écarte de ce trottoir, c'est dans un monde vrai qui n'a
rien d'un rêve, et je me fais écraser. Ce faisant je passe hors du monde.
JNC. Qui sait ? La mort des autres est une apparence depuis un point du vue local que nous avons choisi d'abandonner, et si notre propre mort abolit, pour nous, ce genre de myopie, c'est bien un verrou qui saute, verrou d'une porte derrière laquelle nous pouvons attendre toutes les surprises. Ce grand point d'interrogation peut exciter notre curiosité, bien mieux que la méditation devant des apparences mécaniques, consensuelles et mortelles.
Q.
Je crois que vous avez marqué un autre point. Vous m'avez offert des béquilles
pour soutenir ma pensée ordinaire, dans la rue où j'erre trop souvent.
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