mercredi 26 octobre 2011

15. Agir sur le vivant ?

Q. L'évolution du monde semble dirigée vers l'émergence de toujours plus de conscience, jusqu'à aboutir à l'homme. L'idée que la science pourrait favoriser l'avènement d'un homme supérieur, bénéficiant dans son corps d'apports technologiques effaçant certaines de ses limites, est-ce une idée qui vous touche, comme elle touche certains adeptes des NBIC, mêlant nanotechnologies, biotechnologies, informatique, sciences cognitives ?

JNC. Plutôt que de nous précipiter sur des considérations techniques pointues, je voudrais vous faire considérer généralement notre rapport aux mécanismes.
  Les médecins, les biologistes, tentent de considérer le corps humain comme un mécanisme. Cela ne marche pas trop mal quand on peut séparer le corps et l'esprit, quand on s'intéresse à l'arthrose de la hanche ou aux défauts du cristallin. Cela marche beaucoup moins bien quand les deux sont mêlés, par exemple si l'on se penche sur les causes de l'insomnie. Quoi qu'il en soit, ce qui importe à chacun, c'est d'ignorer ses propres mécanismes intérieurs ; la santé c'est le silence du corps. Alors si pour assurer ce silence, il faut recevoir une prothèse de hanche, ou tout simplement porter des lunettes, très bien. Encore que refuser une prothèse puisse nous rendre solidaires de tous ceux qui n'ont pas eu la possibilité d'en recevoir, et nous introduire ainsi à une réalité empathique riche et imprévisible. Au-delà de ce type de réparation, certains cherchent une véritable amélioration de l'organisme, par quelque implant dans le cerveau, par quelque virus programmé pour pénétrer le noyau de nos cellules. 
S'ils pensent de cette façon accélérer le processus d'évolution qui a conduit à l'homo sapiens, et préparer l'émergence d'un posthumain supérieur, ils sont très prétentieux. Car ils manipulent des apparences, en ignorant définitivement ce qui se passe derrière le voile des apparences.

Q. Dans les milieux religieux, on dirait sans doute que ces chercheurs touchent à la nature humaine, qui est d'essence divine, et qu'ils n'en ont pas le droit. Est-ce votre argument ?

JNC. N'entrons pas dans des considérations surnaturelles, tout est naturel dans le monde, à condition de considérer sa vraie réalité, qui échappe aux mécanismes que nous voyons sommairement dans les choses. Toute représentation objective et légale du monde oublie le fait que nous y sommes impliqués comme sujets, différence très subtile mais essentielle, que nous délaissons délibérément quand nous représentons des molécules par des noyaux, entourés de nuages d'électrons. L'erreur est infime mais évidente, la physique quantique nous le dit. Dans ce monde d'apparences seul accessible aux biologistes, les interactions entre molécules les ont conduites à une agrégation et à une évolution pendant des milliards d'années. Des ajustements d'une complexité insondable se sont produits, sont entrés en compétition. L'infime différence entre la physique réelle, et cette physique des apparences, a accumulé ses effets au cours de cette évolution jusqu'à se manifester tout aussi évidemment, mais cette fois pour tout le monde, par l'écart qui sépare l'être humain et la somme de ses mécanismes biologiques. La nature a ainsi produit un être assez évolué pour se retourner et prendre conscience du processus évolutif qui lui a donné sa vie. Cette physique réelle, naturelle et engendrant l'évolution, nous ne pouvons pas raisonner sur elle, nous ne pouvons que l'admirer, et ce faisant lui donner sa réalité native atemporelle, invisible pour celui qui voit dans l'évolution seulement une somme de mécanismes et de hasards.
 
Q. 
Tout cela ne dit pas pourquoi l'homme n'aurait pas le droit de manipuler ses mécanismes biologiques. 

JNC. Ce n'est pas une question de droit mais de prudence. On a le droit de se jeter dans le vide, cela peut être parfois très utile, mais au-delà d'une certaine hauteur, il faut être fort pour bien arriver, et à la fin on est sûr de se tuer.
   Celui qui bâtit un mécanisme objectif, une voiture, un téléphone, dans un but objectif, en utilisant et en ne visant que la physique des apparences, s'il croit que le mécanisme suivra exactement son projet,  il se trompe toujours un peu ; sa physique classique est approximative. Mais quel est le risque ? Une panne. Peu importe, on réparera ou on changera la voiture ou le téléphone.
    Mais quand on insère des mécanismes dans des organisations qui manifestent de façon essentielle l'écart entre la physique classique qu'on connaît, et la physique réelle inconnue, on se lance dans l'inconnu. Viser ce genre d'objectif en se fiant aux mécanismes, c'est lancer une flèche vers une cible au milieu de vents inconnus, en se flattant de connaître la balistique dans le vide, mais en ignorant tout de l'influence de ces vents. 
C'est bien le contexte du vivant, quand la biologie mécanique, et la réalité biologique se différencient, en produisant l'automate de nos fonctions d'une part, et d'autre part le silencieux support de notre conscience . Un vent inconnu souffle dans la nature, capable d'en faire surgir la vie. 

Q. Il me semble que cette indétermination n'empêche pas d'inventer des médicaments sophistiqués, quitte à rechercher les effets secondaires imprévisibles, en mettant à contribution souris, porcs, singes, et malades volontaires. 

JNC. Yes, provided that the side effects are objective. But think of the side effects affecting the human subject, interfering with the primary. The term "secondary" is rather a misnomer, when the welfare of this subject is the primary concern of doctors, or when the emergence of a superior human is the ambition of the modern Prometheus. Ces derniers se jettent aveuglément dans le vide, quand les médecins cherchent toujours à bien tomber sur les pieds. Quand je parle de se jeter dans le vide, il s'agit bien de cela, le vide de la pensée, sans que ce soit une offense à leur intelligence particulière, mais le constat de notre condition humaine.

Q. Si vous voulez dire que nous sommes incapables d'imaginer un sujet supérieur à soi-même, je le comprends, car ce serait vouloir monter sur ses propres épaules. Mais pourquoi refuser l'idée d'un homme supérieur surgissant de fonctionnalités transformées, sans en faire le projet, on ne sait comment ? C'est bien ainsi que l'homme a émergé, d'une lente amélioration des fonctionnalités du vivant, dans un environnement mouvant. Il s'agirait d'accélérer le mouvement.

JNC. Je vous demande de revenir à cette considération fondamentale : Dans la  réalité vraie, invention et contemplation se confondent. Quand nous nous retournons sur les sujets vivants que l'évolution a fait émerger, notre admiration invente leurs mécanismes très sophistiqués, qui, sans nous, seraient restés dans la nuit d'un tréfonds inexprimé. Mais quand inversement nous insérons dans des artères ou dans un cerveau les virus et les implants qui favoriseraient soi-disant l'émergence de surhommes, notre travail est privé de la contemplation de ce fameux sujet posthumain que nous sommes incapables d'inventer, essentiellement vous venez de le reconnaître. Nous sautons dans le vide, parce qu'il nous manque un des deux pieds du réel natif : Nous manipulons des objets sans vie, sans rien savoir de la conscience qui pourrait la leur donner. Nous plaçant abusivement en dehors du cercle vertueux liant contemplation et création, nous manipulerons des apparences, d'où sortiront seulement d'autres apparences, à savoir, dans le champ psychologique concerné par les apparences subjectives, des fatigues, des illuminations, des surexcitations ou tout ce que vous voudrez, en somme des performances objectivement mesurables sans doute,  mais certainement pas le silence du corps nécessaire à l'émergence d'un sujet nouveau, qui est à la source des apparences, et jamais leur produit.

Q. En somme vous dites qu'on peut contempler ou inventer seulement ce qui existe déjà de façon cachée, mais cependant j'insiste, ne pourrions-nous pas favoriser une émergence favorable par hasard, à force de manipulations sur le vivant ?

JNC. Le hasard productif ne supporte pas les coups de force locaux. L'évolution, réunissant le progrès des organismes, et le progrès du sujet qu'ils supportent, s'est toujours effectuée pas à pas, en un lent processus impliquant des convergences multiples, les matérialistes nous ont répété cela. Un minuscule progrès; adaptant les mains, concourt à ceux du bassin, de la mâchoire et de bien d'autres. Ce n'est pas étonnant. L'erreur que nous faisons en nous fiant à la physique-chimie classique est globale, holiste. Ou pour parler d'une façon plus proche de la pensée matérialiste habituelle, la physique réelle s'insinue dans la physique classique, elle améliore sa globalité, à sa  manière holiste et informelle. Elle ne peut émerger de façon positive, comme naissance à la fois en soi-même et dans la conscience de celui qui la découvre, que si la totalité du corps-objet en paraît plus ou moins affectée. En effet la séparation en objets séparés, molécules, cellules, est le déchet de notre conscience, quand la non-séparabilité en est à la source. Cette non-séparabilité, constatée par la physique quantique, la physique classique ne peut faire autrement que de l'ignorer, mais seulement dans l'univers légal et mort, où elle réussit. Mais quand un biologiste prométhéen manipule les apparences dans un être vivant, dans lequel la non-séparabilité s'impose, quand il agit localement et sans prudence, dans des artères, ou dans un cerveau, il fait ce que j'appelle un coup de force.
  Il agit comme le ferait un général maladroit. 
Face à sa troupe régie par des règlements formels, des réflexes, validés par l'expérience et qu'il connaît bien, mais aussi soudée par un état d'esprit positif, un moral diffusé partout mais dont il ignore les ressorts, cet officier ordonnerait une action ponctuelle, en escomptant quelque effet automatique, issu seulement des règlements, soit, mais en espérant aussi une magique amélioration de cet état d'esprit, alors que l'ensemble de la troupe, constatant que cet ordre local implique une absence complète de connivence du chef, ne peut que se démoraliser ou même se débander.

jeudi 6 octobre 2011

14. L'action, invention de l'instant présent

Q. Vous mettez la réalité du monde dans la relation sujet-objet naissants, autrement dit vous semblez privilégier un rapport de l'homme au monde essentiellement contemplatif, qu'il s'agisse de l'artiste qui en ressent l'âme si je puis dire, ou de l'homme de science qui en comprend les rouages. Mais l'homme est aussi acteur dans son milieu familial et social, un ingénieur, un politique, il change la réalité du monde. Celle-ci est donc liée à nos actions et pas seulement à notre conscience. Et ceci pose des problèmes éthiques considérables que vous n'avez pas abordés.

JNC. Je veux bien descendre sur terre pour en parler un peu, mais je dis bien qu'il s'agit de descendre.

Q. Mépriseriez-vous l'action ?

JNC. Non, notre conscience a besoin d'action pour se développer. C'est en manipulant des cubes que l'enfant crée sa conscience de l'espace, et ce rapport créatif au monde se poursuit toute la vie même s'il s'essouffle progressivement. Non, si je ne parle de l'action qu'à reculons, c'est parce qu'elle nous oblige à jouer dans un théâtre d'ombres. On s'y appuie sur de fausses apparences, comme en physique classique, mais cette fois ce n'est pas pour en prévoir des conséquences mécaniques, mais pour orienter son évolution, dans un espace de liberté qui échappe aux mécanismes. Ce faisant on joue une pièce dont le scénario est bancal, conduit par des valeurs qui émergent on ne sait comment ni pourquoi au-dessus d'un océan de matérialisme. Deux opinions extrêmes voudraient répondre à cette énigme : les religieux disent que Dieu a  un but mystérieux dans le développement du monde, et suggère de nous y impliquer amoureusement pour le découvrir et y participer, tandis que les matérialistes purs et durs affirment que la liberté est une illusion et qu'en fait nous sommes déterminés. Cette dernière opinion est portée par des intellectuels qui dans la vie pratique ne dérangent personne. Quant à la première, elle a régné pendant des siècles mais s'essouffle en se partageant en deux : pour les uns le but divin est dans l'histoire, pour les autres il est dans l'au-delà. Entre ces extrêmes, religieux et déterministes, au mieux les gens se réfèrent à quelques valeurs, liberté, égalité, fraternité, sans s'inquiéter de savoir d'où elles sortent ni comment gérer les contradictions dramatiques auxquelles elles nous conduisent, ou parfois montent des échafaudages intellectuels pour les justifier, qui dépassent les gens ordinaires, et utilisent parfois la force pour les imposer.

Q. Vous dites que nous sommes naturellement poussés à agir,  mais que nous ne savons pas justifier nos actions ? Il faut sortir de ce dilemme.

JNCLa première critique que je porte à  nos actions habituelles, c'est qu'elles sont trop souvent orientées par le futur, alors que la valeur profonde de l'action est dans l'instant présent.

Q.  Quand j'agis, il me semble que c'est pour accoucher d'un futur, non ?

JNC. La notion de futur n'est pas pertinente dans la réalité native, qui contient le temps sans y être contenue. Dans le monde des apparences nous sommes soumis à un environnement indifférent ou hostile ; alors nous avons le projet de le maîtriser, dans un futur qui est lui aussi bâti sur des apparences. Ce faisant nous sommes incapables de viser l'essentiel, la seule réalité qui puisse nous rendre heureux, le moment de transition de l'ancien état au nouveau, perçu dans une conscience qui contemple le monde en dépassant son aspect objectif, une conscience qui invente ce qui est bien.

Q. Vous donnez la priorité à la motivation ?  Mais l'intention peut être bonne et pourtant le nouvel état des choses s'avérer pire qu'avant. L'enfer est pavé de bonnes intentions. Dire que l'intention est première, parce que c'est là que vous mettez une réalité, n'est-ce pas très dangereux ?

JNC. Personne ne domine le lointain effet des actions. Les meilleures inventions (ou intentions) sont souvent trahies. Ce défaut grandit sans cesse, quand le service qu'elles rendent, évident dans leur commencement, se transforme en servitude lorsqu'elles sont largement diffusées dans une humanité grouillante. Défaut qui nous oblige à la fuite en avant que nous subissons aujourd'hui, de façon incontrôlée. Mais bien qu'il soit difficile d'analyser de l'extérieur les sentiments de celui qui agit bien, comment ne pas lier la qualité de l'intention, autrement dit sa part de réalité native, à la juste proportion entre la portée espérée pour l'action et celle des apparences dont la contemplation a produit l'invention ? Il est permis à celui qui ne voit pas plus loin que le bout de son nez d'agir bien, si son ambition se limite aux murs de sa chambre. Inversement le grand stratège inclut de vastes territoires, dans sa contemplation et dans son action. Alors si l'intention est la plus importante, elle est d'autant plus pure qu'elle a l'intelligence de proportionner ses ambitions à ses moyens. Ceci dit, dans le monde apparent, l'ivraie pousse au milieu des blés, de façon incontrôlable, et ne pas imaginer que les bénéfices de l'action puissent se retourner en inconvénients, c'est faire preuve de naïveté. Ne pas agir par précaution est une autre décision d'action, d'une naïveté réciproque. Tout doit être sans cesse remis en chantier, et c'est ainsi que les réalités natives relatives à nos actions mutuelles continuent de s'enrichir. 

Q. Vous semblez parler de l'action comme aboutissement d'une contemplation du monde, avec un résultat objectif très aléatoire. Mais au-delà des transformations matérielles nos actions font aussi progresser les esprits. C'est là qu'il faut agir, au cœur de l'homme, et c'est là qu'on peut espérer un progrès inexorable, en dépit des hauts et des bas de l'histoire.

JNC. Diffuser le bonheur au moyen et par-delà le progrès matériel ? C'est vouloir construire la vraie réalité, quand nous sommes par essence incapables d'en faire le projet. Que pouvons-nous faire, excepté construire un contexte favorable, quand toutes nos constructions s'appuient par définition sur des résidus de création ? Mettons en action notre propre conscience du bien et du beau, en espérant qu'elle fera tache d'huile. Nous sommes au mieux capables de prévoir une progression machinale des apparences, mais définitivement incapables de prévoir la réalité vraie qui en surgira.
  Imaginez l'architecte qui projette un monument, je ne veux pas dire un monument fonctionnel, résultant de calculs, mais un monument chargé de transmettre ou de provoquer un sentiment de beauté. L'architecte dessine des plans, des sculptures, qui agitent en lui quelques sentiments élémentaires. Mais quel fossé entre cette ébauche et les sentiments  provoqués par le véritable monument ! Quand celui-ci est fini, il se trouve que le soleil, dorant un certain mur à une certaine saison et à une certaine heure, produit des ombres et des reflets suscitant en lui une sorte de joie et de connivence inconnues, tombant du ciel. La sculpture qu'il a mise en haut d'un fronton, abstraitement conçue, voilà qu'il monte sur une tour voisine et que de là il l'aperçoit, régnant silencieusement sur le parvis fourmillant en vain, au fond d'un précipice vertigineux, et un sentiment de plénitude inconnu le saisit à la gorge. Et il changera le cours de ses actions, suite à cette émotion, de façon totalement imprévisible.

Q. En somme nous serions incapables de prévoir l'effet psychologique de nos actions ? Mais je reprends votre exemple architectural. Il existe aujourd'hui des outils informatiques qui permettent de simuler l'aspect du mur éclairé et la vision perspective de la sculpture depuis un point de vue quelconque. On arrive à prévoir et à choisir un effet psychologique.

JNC. Vous avez seulement déplacé notre incapacité. C'est maintenant sur l'écran que s'effectue la surprise. Et si votre outil de conception atteint la perfection, si vous avez vraiment l'illusion de voir le bâtiment construit comme si vous y étiez, on est exactement ramené au point de départ. Mais en parlant d'effet psychologique, vous avez dévalué mon idée, qui était d'évoquer l'émotion naissante. De même que les objets après leur naissance, se solidifient en objets ordinaires et pesants, de la même façon les émotions après leur naissance se dégradent en états psychologiques ordinaires, au sujet desquels des psychologues peuvent exercer leur art sans être jamais capables d'atteindre le fond de la réalité, là où les états de conscience sont en train de naître. Alors oui, à ce niveau dévalué, des politiciens peuvent tenter de manipuler des foules, ou plus ponctuellement des ingénieurs et des psychologues peuvent collaborer dans des projets, ils peuvent concevoir des voitures  aptes à séduire des clients, mais que nous sommes loin de progresser alors dans l'invention du réel natif ! Si un conducteur peut se distraire un instant pour ressentir une sorte de sentiment esthétique, en voyant les lumières du tableau de bord et les bandes blanches défilant la nuit en dessous de sa voiture, ce sentiment est original, il est étranger au projet du bureau d'étude. Et heureusement c'est le genre de sentiment résiduel et minimum qui rend la vie encore possible, émergeant d'un océan d'objets toujours plus envahissant.

Q. Voulez-vous dire finalement que nous sommes capables de bâtir le futur seulement dans la mesure de sa médiocrité matérielle ou psychologique, mais incapables de le prévoir dans sa véritable nouveauté ? C'est assez pessimiste.

JNC. Ou optimiste si vous pensez à cette richesse inimaginable et inattendue. Par essence le réel natif nous tombe du ciel en un moment qui dépasse la notion d'objets dans le temps. Nous ne pouvons le prévoir, le calculer, l'insérer dans nos plans sur le futur. Il est transcendant. Nous pouvons le considérer et y goûter dans les actions du passé, par une connivence artistique avec les produits de ces actions, par une connivence empathique avec leurs inventeurs, et en déduire des circonstances matérielles, des attitudes qui le favorisent. Forts de cette expérience, le seul but de notre action devrait être de favoriser ces circonstances, pour libérer en chacun de nous et à tout moment une invention de l'instant présent. Et certainement, l'irruption en nous-mêmes de ce réel transcendant  favoriserait aussi le futur, comme cerise sur le gâteau ("cela vous sera donné en surcroît" dit l'Evangile). A contrario la manipulation des objets ou celle des états psychologiques, de plus en plus lourde et savante, pour tenter de nous rendre heureux dans le futur, interdit le succès à ceux qui continuent à augmenter notre dépendance technique, aveuglément, aussi bien qu'à ceux qui voudraient diminuer celle-ci, volontairement. Ils restent sur le même terrain de jeu annexe, où il n'y aura que des perdants.

mardi 17 mai 2011

13. Le monde objet et sujet

Q. Vous mettez la réalité dans le lien entre un sujet conscient et un monde qui serait suspendu à cette conscience. Les deux se font face et s'équilibrent. Mais si le sujet c'est vous, vous n'êtes qu'un poids très léger sur le plateau de la balance, trop léger  pour équilibrer le monde-objet placé sur l'autre plateau, chargé du poids du ciel étoilé et des continents sous nos pieds. Votre ambition n'est-elle pas démesurée ?

JNC. Le réel natif est un tout indissociable en parties, il est porteur de l'univers entier, mais nous ne pouvons le voir que partiellement, et selon un point de vue. Toutes nos découvertes se font dans un certain contexte. Le réel natif auquel nous participons est une émergence à partir d'une situation objective triviale, encombrée d'objets apparents. Nous montons seulement une marche après l'autre, le passage d'un degré à l'autre  étant un moment de réel natif. Tandis que la station sur chaque marche est  un moment de routine, pour ne pas dire d'inconscience machinale. Disons donc que nous vivons des moments de réel natifs à la fois relatifs à notre situation, et fugaces. Si je puis avoir une ambition raisonnable, ce n'est pas d'accéder à un réel natif absolu, mais d'accéder à une sorte de réel natif consolidé et individuel,  fusionnant tous mes réels natifs relatifs. Car si les objets qui nous entourent sont pour chacun  le résidu d'émotions antérieures en principe accessibles dans des souvenirs, on peut concevoir que par un effort de concentration extraordinaire, nous puissions intégrer dans notre émotion, les sous-émotions qui ont fait naître les objets qui forment le contexte de notre progression actuelle, mais aussi, au niveau inférieur,  les sous-émotions qui ont fait naître les sous-objets dans un sous-contexte, et ce répété à l'infini.. Nous entrons dans une récursion infinie, qui constitue finalement une pyramide dont la pointe est l'état le plus haut que chacun a pu atteindre, dont la base est faite des moments d'enfance où nous avons pris conscience des choses les plus élémentaires. Nous aurions ainsi une vision du monde globalement native, conforme aux suggestions de la mécanique quantique au niveau macroscopique, niveau qu'elle échoue à maîtriser dans la pratique. Mais de même que l'expérience de pensée du chat de Schrödinger rate parce que la physique est incapable se placer dans des conditions expérimentales où tous les objets participants à l'expérience perdraient leur statut d'objet, de la même façon l'effort de concentration qui nous permettrait d'effacer tous les objets dans une émotion native nous est inaccessible.

Q. Ne faites-vous pas pourtant un peu référence à des états de conscience euphoriques comme ceux qu'atteignent certains mystiques, certains sages orientaux ?

JNC. Votre référence ne me plaît pas beaucoup parce qu'ils semblent s'évader du monde. Je ferai plus volontiers référence à l'effort de Proust pour pénétrer ce qui se cache derrière l'apparence des trois arbres au bord de la route d'Hudimesnil, effort qui est le contraire d'un renoncement. "Je regardais les trois arbres, je les voyais bien, mais mon esprit sentait qu’ils recouvraient quelque chose sur quoi il n’avait pas prise, comme sur ces objets placés trop loin dont nos doigts allongés au bout de notre bras tendu, effleurent seulement par instant l’enveloppe sans arriver à rien saisir". Le contexte de la promenade de Proust encombre son esprit et l'empêche d'atteindre cet état de concentration, au point qu'il désespère : "Je vis les arbres s’éloigner en agitant leurs bras désespérés, semblant me dire: ce que tu n’apprends pas de nous aujourd’hui tu ne le sauras jamais. Si tu nous laisses retomber au fond de ce chemin d’où nous cherchions à nous hisser jusqu’à toi, toute une partie de toi-même que nous t’apportions tombera pour jamais au néant."  Il ne saura jamais ce qu'il perd, sauf s'il s'avère que notre mode habituel de concentration, effort pour pénétrer les apparences, est à contre-courant de cette remontée des souvenirs, remontée qui serait le fruit d'un total abandon, mais un abandon cueillant et résumant le suc de la vie, pas une évasion. Et ne serait-ce pas l'abandon de la vie mortelle ? C'est ce que semblent indiquer certains témoignages, dans des situations extrêmes.

Q. Je comprends la synthèse que vous espérez, mais vous l'espérez pour une personne donnée. Vous n'allez pas rester seul sur le plateau de la balance, pour équilibrer le poids du monde ! J'existe aussi, ne puis-je vous aider ? De quel coté me mettez-vous ? Du coté des objets pour vous ? Ou bien m'acceptez-vous comme sujet à vos cotés ? Si oui, quelle est l'arithmétique capable d'additionner nos poids dans le monde des consciences ?  

JNC. Parfois nous percevons objectivement, quand nous voyons des objets, une chaise, un algorithme, et parfois subjectivement, quand nous voyons la vie hors de nous. Si la perception d'un objet mort, suppose une évolution chez celui qui en prend conscience (la sortie d'une logique), la perception chez un sujet d'une capacité d'évolution dans un objet vivant suppose une évolution "au carré" chez ce sujet.

Q. Précisez ce terme trop mathématique.

JNC. L'évolution "au carré" se rapporte aux émotions ressenties quand nous prenons conscience des sentiments d'autrui, ou quand nous prenons conscience d'une évolution au sens darwinien dans le monde vivant, végétal ou animal. Ce faisant nous éprouvons une empathie, quand l'évolution perçue à l'extérieur se transfère en nous-mêmes. Dans la relation empathique entre deux personnes, le premier sujet voit l'évolution du second, tandis que le second éprouve la même sensation que le premier. C'est le succès de cet aller-retour (le premier sujet évoluant effectivement comme le perçoit le second et réciproquement) qui provoque la complicité, la joie empathique. Ce succès n'est qu'une situation limite, fugace, comme toutes les émotions à leur naissance, joyeuse et décevante à la fois comme une sorte de tristesse divine, comme celle de Proust devant les trois arbres qui dansent et disparaissent à ses yeux.
 
Q. Mais deux sujets conscients ne se regardent pas seulement eux-mêmes, ils regardent aussi le monde extérieur. L'empathie réussie suppose aussi qu'ils voient celui-ci un peu de la même façon, je suppose.

JNC. Vous avez raison. S'il existe deux types de points de vue extrêmes, l'un extérieur, l'autre empathique, le monde est observé couramment depuis des points de vue mêlant les deux types de paysages, chaque sujet éprouvant avec empathie le fait que l'autre peut éprouver devant le monde la même réalité objective que lui. C'est grâce à la dualité du réel natif, à la fois lié à une conscience locale mais potentiellement inséré dans une relation empathique universelle, que  l'apparence du monde, déchet d'un phénomène subjectif personnel,  a pourtant l'universalité d'un phénomène objectif : nous sommes tous unis par  nos plus pauvres perceptions. Les objets naissants ont vocation à se consolider de la même façon pour tous. C'est à l'issue de cet accord secret que nous soumettons le monde à des lois physiques universelles, et universellement admises, lois régissant l'apparition d'objets excluant toute invention extérieure à la conscience des hommes qui les découvrent. Mais ceux-ci doivent néanmoins apparaître comme produits de ces mêmes inventions.
  Il s'en suit certains  principes circulaires exprimant le fait que les lois physiques doivent justifier l’apparition d’objets dans le temps et dans l’espace, aux yeux de sujets, eux-mêmes supportés par ces objets, et capables d'inventer ces structures. La découverte de ces lois circulaires auto-génératrices, constitue un programme de recherche totalement abstrait en ce sens qu’il ne peut rester au terme de ces découvertes aucun élément de réalité "en soi", du genre corpuscule matériel, espace, temps. En effet un tel élément de fausse réalité resterait encore à séparer en sujet et objet. Rien ne doit sortir du cercle, et si certaines constantes de la physique semblent réglées de façon si précise que le moindre écart empêcherait les étoiles, la terre, la vie, la conscience, il faut y voir un effet de circularité plus que le doigt d'un Dieu mathématicien : la consolidation du réel natif fait apparaître les structures nécessaires à sa consolidation.

Q. Voulez-vous dire que ce principe de circularité serait nécessaire et suffisant pour expliquer le monde, si nous étions de parfaits physiciens ?

JNC. Non, ce principe est utile, mais définitivement insuffisant, parce qu'il est abstrait. Nous aurons beau faire, notre discours scientifique s'appuie sur une logique constituée, mais ne saurait s'appuyer sur une logique en cours de constitution. Or tout inventeur participe, en objectivant le monde, aux sauts de logique le faisant  participer lui-même au réel natif qu'il observe. Il ne peut pas objectiver soi-même objectivant. Même quand il est assez fin pour lier tout objet à la présence d'un sujet, il est définitivement incapable de considérer objectivement la subjectivité présente en lui et dans toute apparence. Il ne peut rien dire de la part empathique du monde. S'il existe dans le monde un principe de circularité d'un grand pouvoir explicatif, il n'est que le support d'un principe de liberté aux effets indicibles, source de l'art, source de toutes les empathies, et de tous les actes auxquelles elles nous conduisent. De quelle nécessité dérive le tableau de Mendeleïev qui régit l'organisation des atomes ? Du principe de circularité ou du principe de liberté ? Sans doute des deux, le principe de liberté venant s'appuyer sur le principe de circularité. Le mystère reste et restera entier, heureusement. Et c'est pourquoi, malgré ses progrès, la physique n'aboutira jamais.

Q. Si j'ai compris, l'apparence du monde est déduite de la nécessité où il est d'apparaître à tous de façon démocratique, et aussi de réussir à former l'apparence des sujets. Alors, dans le réel natif, la face objective  est rassemblée en un tout, mais j'aimerais que vous en finissiez avec la face subjective. Comment imaginez-vous que les sujets individuels puissent équilibrer l'univers énorme, sur l'autre plateau de la balance ?  Comment me joindre à vous comme sujet, et cette jonction peut-elle être généralisée en un tout pour équilibrer le poids du monde ?

JNC. J'ai imaginé une pyramide qui unifie nos réels natifs relatifs en un réel natif consolidé. En fait, vous vous interrogez sur le rapport entre des pyramides individuelles et une grande pyramide absolue, représentative d'un réel natif enfin absolu. On peut d'abord concevoir des fusions partielles, une sorte d'empiètement des pyramides de deux sujets A et B, quand ils ont vécu des empathies effectives ; ou potentielles, quand ils auraient profondément fraternisé s'ils s'étaient connus. Si A est un artiste, et si un siècle après, B est un spectateur contemplant son oeuvre  et tressaillant devant comme s'il était A, quelque chose fusionne dans leurs pyramides. La fusion des bases des pyramides provient de la complicité que nous éprouvons tous en acquérant les notions de base de la même façon, dans notre enfance. Les sommets ne s'écartent que lorsque A éprouve des sentiments incompréhensibles par B et réciproquement. Quant à la pyramide totale atteignant le réel natif absolu, et qui serait la fusion de toutes les pyramides personnelles, il est raisonnable de penser qu'elle désigne un homme au sommet de l'humanité, capable d'empathie avec la totalité des hommes. Dans son réel natif universel, les corps de A et B sont naissants, inséparables.

mercredi 23 mars 2011

12. Cercles vertueux

Q. Vous dites que la réalité dernière des choses, c'est le réel natif, unissant une essence de la conscience à une essence de la matière ; un homme en train de naître parce que contemplant et à la fois inventant  un objet naissant. Et j'ai bien compris que l'homme en train de naître ce n'est pas le nouveau-né mais l'artiste, que l'objet naissant ce n'est pas un corpuscule surgissant dans une chambre à bulles, mais le paysage que l'artiste perçoit Mais tout de même, l'homme ordinaire est bâti avec du carbone, de l'hydrogène, de l'oxygène. Si vous dites que la seule réalité au fond de ces atomes réside dans leur naissance, et si celle-ci ne s'effectue que sous le regard d'un homme-naissant, cela ressemble fort à un cercle vicieux. Dites-moi comment ma propre matière pourrait naître sous mon propre regard, qui a besoin d'elle ?

JNC. Vous n'aimez pas les cercles vicieux parce que vous les regardez de l'extérieur. Quand un premier fonctionnaire dans un bureau  vous dit qu'il faut un logement pour avoir droit à un travail, un second vous dit qu'il faut un travail pour avoir droit à un logement, c'est infernal si vous êtes à l'extérieur du cercle. Mais si tout le monde est à l'intérieur, si tout le monde a un travail et un logement, cela ne dérange personne. Eh bien nous sommes tous dans un cercle. Le logement c'est la matière, le travail c'est la conscience. Vous voulez prendre un point de vue extérieur ? Ne vous étonnez pas alors de rencontrer quelques ennuis.
  Les matérialistes refusent l'idée d'un Dieu extérieur au monde, prenant la décision de le créer, et le conduisant assez mal. Ils veulent que le monde s'auto-engendre. Bien. Mais ils devraient se méfier, car l'auto-engendrement, cela sent le cercle vicieux. Or ils se jettent tête baissée dans le panneau. Ils réclament pour eux-mêmes ce qu'ils refusent à Dieu, en prétendant regarder le monde de l'extérieur ! C'est effectivement commode pour inventer et fabriquer des objets morts, mais cela ne vaut rien pour parler du fond des choses, du monde vivant où ils sont immergés. Ils tombent sur un sac de noeuds.

Q. Pourrez-vous démêler ce cercle de l'intérieur ?

JNC. Non. Vu de l'intérieur ce cercle n'est pas vicieux, il est vertueux, il se dénoue et devient source de joie. J'ai la nostalgie de ces instants fugitifs où l'on n'éprouve aucun besoin de le démêler : quand on s'immerge dans l'auto-engendrement de ce couple : contemplation-invention. Ce sont les moments où les mots manquent, parce que ce sont les moments où les mots se créent. Si vous me demandez malgré tout d'en parler, j'énoncerai une tautologie : le monde est la réunion des découpures que l'on peut faire dans le monde. A l'occasion d'une découpure, un sujet naissant prend conscience d'un objet naissant.

Q. Avec cette formule, vous excluez les parties du monde dont personne ne prend conscience. Elles n'existent pas ?

JNC. Prenez une pomme, comme si vous n'en aviez jamais vu. Vous pouvez connaître cela seulement en faisant des découpures, en long en large et en travers, en découvrant ainsi la chair et les pépins. Auparavant, ce n'est qu'un tréfonds, quelque chose de possible, dont on ne peut rien dire avant de l'avoir découpé.

Q. Mais c'est aussi une boule rouge. Et après avoir fait quelques découpures, vous savez en quoi elle consiste sans avoir besoin de la découper davantage, sans engager votre conscience.

JNC. Vous dites qu'elle est rouge parce que vous la regardez de l'extérieur. Pour le monde-pomme, cette vue est interdite. Et quand vous dites prévoir l'apparence d'une découpure, c'est parce que vous avez fait des découpures identiques ; vous supposez que cela continuera, qu'il n'y aura pas de petit ver, pas de pourriture cachée. De la même façon le monde suit les lois que nous y avons trouvées. Si nous tournons le dos, il continuera sa route comme si nous le regardions, et nous le retrouverons, mais pas de façon certaine. Car sa seule réalité, c'est la découverte de découpures neuves, faisant de nous un sujet nouveau, et du monde un objet nouveau.

Q. Et les dinosaures ? Sont-ils définitivement dans le tréfonds ? Ou bien  grâce à quelle découpure doivent-ils leur existence ? A qui se sont-ils associés pour participer au réel natif ?

JNC. La vraie réalité se dévalue en apparences objectives, dispersées dans le temps : dinosaures, girafes, bactéries. Ces vues extérieures tournent en de multiples cercles vicieux. Avant d'avoir découvert des empreintes, nous ne pouvions imaginer les dinosaures, mais nous avons besoin de l'idée des dinosaures pour reconnaître leurs empreintes. Ces cercles sont inhérents à la vie, à la nôtre aussi bien qu'aux formes de vie élémentaires dont nous prenons plus ou moins conscience. La plupart des gens ignorent les cercles dans lesquels tournent les bactéries et autres animaux inconnus, et ne s'en portent pas plus mal. Mais les scientifiques extraient ceux-ci du tréfonds  pour des raisons pratiques souvent louables, et ils les prennent en flagrant délit de vice. Ils ouvrent alors des juridictions contradictoires. Un premier employé accroche sur sa porte un écriteau "Darwin", et déclare que pour avoir le droit de manger les feuilles des acacias la girafe doit certifier qu'elle a un long cou. Un second accroche sur sa porte un écriteau "Lamarck" et déclare que pour avoir un long cou elle doit certifier qu'elle mange les feuilles des acacias. Et ils s'envoient des notes de services compliquées et désagréables. La girafe éprouve-t-elle ses propres cercles vertueux de l'intérieur ? Peut-être, de façon très confuse. Mais la bactérie ne vit certainement pas les siens. En tous cas ce qui n'est pas confus, c'est l'admiration de l'homme qui est familier avec les girafes, les papillons et tout le règne vivant, et en jouit de l'intérieur comme un artiste. Ses propres cercles sont une projection des cercles extérieurs en lesquels son admiration l'immerge. C'est par cette admiration que s'invente la seule expression du tréfonds qui le fasse éternellement sortir de la nuit, le réel natif. Le monde a besoin de nous.

vendredi 11 mars 2011

11. La physique réelle et la vie

Q. Vous dites que les machines en général et les ordinateurs en particulier se contentent d'une physique classique utilitaire tandis que la vie et les cerveaux profitent de la physique réelle. Qu'a-t-elle de plus ? La différence tombe du ciel ?

JNC. Je parle de physique réelle pour marquer ce fait que la physique classique est définitivement insuffisante. Elle ne pourra jamais expliquer la conscience, pas plus qu'elle n'a pu expliquer la matière. Mais nos calculs ne peuvent atteindre cette physique réelle, sans que pourtant aucun Dieu ou daïmon ne vienne mettre son grain de sel dans la nature pour faire apparaître des formes vivantes explicitement voulues.

Q. S'il n'y a pas un dessein intelligent définissant chaque espèce, la matière n'est-elle pas cependant soumise à une sorte de pente, comme celle qui fait descendre un fleuve vers la mer, sans qu'on sache par avance par quels chemins il contournera des obstacles aléatoires ? Cette pente ferait s'agglomérer la matière dans des structures de plus en plus riches, comme les ruisseaux se réunissent en fleuves. Et alors, mêmes s'il y a des impasses, des monstres, on aboutit toujours à l'embouchure de la vie consciente.

JNC. Poussez votre image. Vous semblez voir la matière soumise à cette pente comme Newton voyait la matière soumise à un champ de gravitation qui lui était extérieur. Mais Einstein a compris qu'il fallait insérer la masse et le champ dans une seule réalité physique. L'un ne baigne pas dans l'autre, ils sont unis dans une seule théorie physique. De la même façon, j'accepte votre image à condition d'inclure la pente dans le monde  que la physique réelle doit embrasser. Elle n'est pas un bain surnaturel où la matière naturelle serait immergée. Il n'y a pas d'une part une physique-chimie de la matière ordinaire, d'autre part un ajout divin qui produirait l'agglomération des molécules en cellules, la reproduction et la vie.

Q. Mais alors la physique n'attend-elle pas un nouvel Einstein biologiste capable d'inclure cette pente dans une physique incluant la vie ?

JNC. Il ne viendra pas. Car Einstein, comme tous les physiciens, a exprimé ses inventions au sein d'une logique démontrable, et tous les nouveaux Einstein seront soumis à cette contrainte pratique. Or la réalité native, sous-tendant la physique réelle, s'insère dans ce qui est vrai et indémontrable, dans les incomplétudes de Gödel. Pour la décrire logiquement, il faudrait savoir décrire l'échec de la logique. Ce programme porte en soi sa propre contradiction. Voir le monde de profil, c'est-à-dire enfermé dans la logique, ça ne marche pas, parce que justement, si cette vue était vraie, on ne pourrait rien voir. On verrait un monde sans invention, invention dont le sujet a besoin  pour observer un objet, ce qui s'autodétruit.

Q. Mais cette invention au sein de la physique réelle, ne devrait-elle pas sauter aux yeux des savants ? Quand j'étudie la reproduction sexuée, la croissance d'un embryon, j'ai le sentiment d'une quantité extraordinaire d'inventions. Si extraordinaire que des milliers de chercheurs, bien loin d'avoir inventé ce processus, essaient  encore de le comprendre, bien qu'ils l'aient sous le nez. Alors pourquoi les biologistes sont-ils insensibles à cette inventivité ?

JNC. Quand on observe la croissance d'un embryon, on n'observe pas une véritable naissance. Le réel natif ne s'observe pas, il observe. Si vous visitez une usine d'aviation, vous y voyez concourir savamment quantité de processus de fabrication, électroniques, métallurgiques, informatiques, qui pourront un jour être automatisés. Vous voyez seulement des résultats d'inventions, pas les inventions elles-mêmes. Mais comme vous savez bien qu'il y a des bureaux d'études à l'origine de tout cela, vous comprenez que les inventions y sont cachées, qu'elles forment une multitude que votre imagination, votre science, appliquées durant toute votre vie, ne pourraient jamais démasquer complètement.
  Mais en biologie, personne n'a jamais vu le bureau d'études. Aussi, voyant que l'usine est une machine, et postulant que la physique classique représente le tout du réel, le darwiniste fondamentaliste refuse l'intelligence cachée, ou plutôt il fait semblant de ne pas la voir car en fait il nierait sa propre intelligence. Il dit que l'usine s'est faite par hasard, et qu'elle a tué ses concurrents moins performants. Et pourtant chacun sait que tout aléa dans un processus de fabrication, sans jamais produire une nouvelle espèce d'avion, ni même une petite amélioration, provoque le crash. Une poussière dans une puce électronique, cela n'a jamais arrangé les choses, définitivement. Pour ce darwiniste, la chance répétée réglerait tous ces problèmes, à l'encontre du hasard destructeur que nous constatons tous les jours dans nos fabrications, et plus efficace que nos intelligences réunies et acharnées au travail depuis des siècles.
  Le darwiniste plus fin suppose que l'usine bénéficie d'un processus d'organisation au deuxième degré, capable d'amortir les erreurs de fabrication (on trouve cela parfois dans la réalité technique), et les rendant même productives (cette fois personne n'a jamais su faire). Il ne fait que reporter le problème, parce que son ambition finale est encore de nier la super-invention cachée là-derrière. Sous prétexte qu'il ne peut pas l'observer. Mais bien sûr,  les inventions sont vécues seulement à l'intérieur de soi-même.

Q. Mais il n'y a personne dans votre usine biologique, où sont donc les bureaux d'étude qui ont mis au point les inventions et automatisé la fabrication ?

JNC. Le bureau d'études, c'est vous, vous qui vous extasiez en découvrant et en vivant une à une les inventions vitales.

Q. Comment ? Le bureau d'études précède l'usine de fabrication, il ne lui succède pas !

JNCVous raisonnez dans un monde d'apparences où les objets se distribuent dans le temps et dans l'espace, alors que la réalité native est située à la racine des apparences, au moment où le sujet et l'objet, l'inventeur et l'objet de son invention, sont en cours de séparation mais pas encore séparés. Dans la réalité native, l'invention de l'instant présent équivaut à sa contemplation.

mercredi 23 février 2011

10. Réel voilé ou natif ?

Q. Vous dites que le sens des mots est défini par l'usage qu'on en fait, soit ! Mais si l'usage conduit à des sens flottants c'est gênant. Je vous avoue que c'est un peu mon cas pour des mots comme "réel" ou "réalité", "apparence", "réel en soi". Et puis vous faites usage de la notion de "réel voilé", mais cela ne vous empêche pas d'introduire un nouveau qualificatif, le "réel natif". Pourquoi ?

JNC. On est en droit d'utiliser un mot très riche, "réel", dans des sens différents, selon le contexte. Encore faut-il l'y faire vivre, quitte à y passer du temps et à faire de la littérature. Alors parlons de contextes.
  Dans la vie courante, je dis que le mur a une réalité, parce que si j'y cogne ma tête, ça fait mal. C'est une réalité objective. Cette dure réalité a pourtant un coté positif, du moins elle éveille un espoir : celui d'une forme de stabilité, d'éternité. Tant pis si nous nous sommes cognés à un mur solide, cela vaut mieux que des murs indolores qui changeraient de place ou s'évanouiraient tout seuls. Dans le contexte de la vie pratique, nous projetons ce désir d'éternité dans les objets que nous qualifions de réels, nous pensons implicitement qu'ils "sont", en soi, et tant pis pour Kant, et tant pis pour les mécaniciens quantiques. Au contraire dans ce contexte commun, ce qui se passe dans notre tête, les idées, les émotions, sont d'une réalité amoindrie, vaporeuse, très éloignée de la solidité du mur. On serait assez enclin à les qualifier d'apparences provisoires.

Q. Pourtant il ne faut pas oublier la dégradation et la mort. Le mur s'écroulera, comme notre front d'ailleurs, qui disparaîtra parfois bien avant.

JNC. Oui, la mort des choses, la nôtre, s'insinuent dans ce contexte commun, comme un fond de musique triste caché derrière notre sentiment habituel de réalité. Nous baissons le son pour vivre avec optimisme dans ce monde ordinaire, mais malgré tout il nous faut affronter la déficience finale de ce contexte. Et puisqu'il est déficient, retournons-le comme un gant, pour évoquer cette fois un réel véritablement éternel, situé hors du temps. Si par définition le mot "réel" désigne maintenant quelque chose d'éternel, nous devons reléguer la dureté du béton au niveau des apparences, cela va ensemble. Les murs, les casseroles, les ordinateurs, les cadavres, deviennent des apparences. Dans ce contexte éternel, c'est la conversion des objets courants en apparences provisoires qui devient une petite musique, joyeuse cette fois.

Q. Encore faut-il que ce réel éternel recouvre bien quelque chose, et que cette chose soit riche, productive. Vous avez dit que vous inversiez le contexte. Le réel approximatif du mur est devenu une apparence, mais pourquoi les idées, l'émotion, seraient-ils maintenant un réel éternel ? Et puis n'y a-t-il pas quand même un fond éternel derrière les murs et derrière toute matière ?

JNC. Précisément. Raisonnant dans le contexte commun, les physiciens sont partis à la recherche d'une réalité vraiment solide cachée au fond de la matière dont sont faits les murs ; une réalité débarrassée de la petite musique. Ils ont fouillé toujours plus profond parce qu'elle se dérobait sans cesse. Et à la fin, ils ont dû avouer qu'ils n'y arriveraient jamais, tout en reconnaissant qu'il y a bien là au fond quelque chose, hors d'atteinte ; une sorte de suc éternel, qu'on ne peut atteindre dans le contexte commun.

Q. Ce suc secret et éternel dans le monde physique, est-ce pour vous le réel voilé de d'Espagnat ?

JNC. A condition de préciser le contexte. Pour moi, quand le physicien affirme "le réel est voilé", il suggère justement un changement de contexte, et place le mot "réel" à la charnière. Car au moment où il découvre que ce mot, dans le contexte commun, objectif et mortel, est inadapté à la compréhension du monde, il comprend aussi qu'il peut désigner le fond d'une nouvelle réalité, propre à un contexte éternel où enfin, la conscience humaine est partie prenante, au lieu d'être réduite à une apparence.

Q. Voulez-vous dire que la science physique va pouvoir repartir sur de nouvelles bases ?

JNC. Certainement pas. La physique ne peut pas explorer ce contexte éternel. On a passé son temps dans une démarche analytique liée au contexte commun, il est exclu qu'on puisse rebrousser chemin dans une démarche synthétique où se construit une réalité éternelle à l'opposée du réductionnisme. C'est parce que ces deux courants analytiques et synthétiques ont des vocations opposées, l'un pour tenter de dévêtir le monde de tous nos sentiments, l'autre pour le revêtir, que j'ai besoin de l'expression "réel natif". Le réel natif est l'objectif final à découvrir et à goûter dans le contexte éternel, suc de nos émotions et des objets qui les provoquent, tandis que le réel voilé désigne le point charnière à l'origine, constat d'échec du contexte commun, mais témoin de l'existence d'un tréfonds solide, garant de la solidité des apparences, de notre solidarité empathique et matérielle, de l'échec du solipsisme.

Q. Mais finalement, vous choisissez cette inversion de contexte à cause d'un constat d'échec. C'est un peu mince. Ce n'est pas parce qu'on n'aboutit pas en suivant un chemin dans un sens qu'on est sûr d'aboutir dans l'autre.

JNC. Vous parlez de ça comme si on devait choisir entre deux produits dans une boutique. Mais si le contexte habituel est une façon de voir le monde que vous pouvez mettre sur un étalage, décortiquer savamment, le contexte éternel est existentiel, nous sommes dedans. L'enfant, le poète, l'artiste, (le religieux aussi mais il manque souvent de naturel) ressentent ces moments de création où émotion naissante et objet naissant fusionnent dans un réel natif, éprouvé de façon intemporelle, comme le décrit si bien Proust. Le réductionnisme fait vaciller notre confiance en cette expérience d'éternité, alors que l'aveu du réel voilé le conforte très solidement. Une  essence de l'émotion, de la conscience, abandonne son apparence fuyante pour un statut de réalité éternelle, à condition de l'unir à un fond de réalité objective qui ne se dévoile précisément que dans l'émotion.


mercredi 16 février 2011

9. La naissance des lois

Q. Si les lois de la physique ne sont pas d'essence éternelle, divine, d'où sortent-elles ?

JNC. Elles viennent de notre relation aux apparences, mécaniques, mortes. Nous pouvons échanger avec les autres, avec nous-mêmes, seulement sur des apparences répétitives. Nous en avons besoin pour la stabilité de notre vie pratique. Et seuls les phénomènes répétitifs donnent lieu aux expériences sur lesquelles se fondent les sciences. Elles prévoient comment les choses vont se répéter, et nous en informent, nous qui n'avons pas le loisir de repasser par toute l'expérience accumulée au cours des siècles. Mais il y a mieux. La physique ne légifère pas seulement les mouvements, elle cherche aussi à voir l'immobilité cachée derrière les mouvements répétitifs, pour chasser définitivement les forces occultes. Le physicien n'aime pas que les cailloux tombent, même s'ils tombent toujours de la même façon. Il n'est jamais agréable au physicien de dire qu'une force lie deux objets triviaux, il préfère trouver un point de vue plus abstrait depuis lequel les deux objets paraissent immobiles. On cherche des invariants. On se sent à l'aise dans les formules seulement si le temps est réversible, ce qui en fait un temps mort, étranger au temps de Bergson. On rit parfois de ce que leurs équations compliquées finissent par "égale zéro". Mais c'est la clé de la prévision : si on sait que dans la formule quelque chose augmente, une vitesse, un volume, alors on en déduit  qu'autre chose doit diminuer pour que ça fasse toujours zéro.

Q. Qu'est-ce qui ne varie pas quand un caillou tombe de la tour de Pise ?

JNC. Son énergie. Au sommet de la tour l'énergie cinétique est nulle, l'énergie potentielle est maximum. A l'arrivée, c'est le contraire, mais la somme est restée la même tout au long de la chute. Et on a compris qu'il fallait inclure dans l'énergie la chaleur dégagée dans le caillou stoppé au sol, pour qu'elle soit encore conservée. Ainsi, pas à pas, au cours de l'histoire, on a enrichi la notion d'énergie pour qu'elle se conserve toujours mieux, en ajoutant l'énergie chimique, électrique, de masse, en la rendant de plus en plus abstraite. Mais ce n'est pas une raison pour croire que l’énergie serait divine, tombée d'un ciel abstrait. Nous sommes tentés de penser que nous découvrons cette notion parce qu'elle existe, mais en fait elle existe parce que nous la découvrons, et nous la découvrons parce que nous la cherchons, comme invariant. Par ailleurs l'idée d'une force poussant le caillou vers le sol déplaît au physicien scrupuleux. Einstein nous a fait comprendre que le caillou était immobile, dans une vision de l'espace plus abstraite, à la fois tordue mais belle.

Q. Permettez-moi d'insister. Si on découvre avec joie ces notions abstraites, comme on découvre une pépite, n'est-ce pas qu'elles existent déjà, au moins dans un monde abstrait ? Peut-on se passer d'un Dieu, ou bien d'un daïmon, pour établir les règles stables assurant les besoins de notre vie pratique comme vous l'avez dit vous-même ?

JNC. Pour répondre, je vous propose de passer par ce dessin, chargé d'une lourde responsabilité symbolique puisqu'il veut représenter le monde, à la fois vu de face, dans sa réalité, et à l'envers, dans son apparence. Les lampes sont la vue de face, les vases sont la vue à l'envers. En fait ces deux séries de formes sont plutôt complémentaires, mais je ne suis pas capable de dessiner l'endroit et l'envers de quelque chose, sur un seul dessin.

Q. Et je devine que vous ne savez pas non plus dessiner les vols d'oiseaux dont vous parlez dans "Fugue en Dieu majeur". Mais c'est aussi bien ; sauf que vos vases sont ambiguës, vous le savez ; on peut y voir aussi des profils adossés.

JNC. Je ne veux pas jouer ici sur cette ambiguïté. Une seule me suffit, je dois choisir entre lumières et vases. Et j'affirme cette fois que la réalité réside seulement dans les lumières. C'est en elles que se trouve la vie, la nouveauté intemporelle, l'émotion, la poésie indicible. Mais comme Monsieur Jourdain découvre que s'il parle en vers, alors il ne parle pas en prose et réciproquement, comprenez que le contraire du changement, de la nouveauté, dans le monde réel, est l'invariance, dans le monde complémentaire des vases. Et bien entendu c'est aussi un monde de tables, de maisons, d'ordinateurs, de voitures, de tous ces mécanismes qui nous sont communs. Ce monde-là est dans la nuit, il émerge à notre conscience seulement parce que nous autres, hommes mortels, participons à ces deux mondes.  Objets apparents, mais accédant à la réalité native par des rais de lumière issus du monde vrai, nous prenons conscience des vases et autres objets grâce à notre dualité. A tout moment des portes ouvrant sur la lumière s'entrouvrent pour nous, avant de se refermer lentement et sûrement. A cette occasion nous projetons sur les objets cette conscience élémentaire qui nous fait penser qu'ils existent, et nous déposons en eux l'absence de nouveauté qui les fait s'intégrer dans des invariants et des mécanismes morts. Le monde apparent avec ses lois n'est que le contraire du monde lumineux où tout est en train de naître, matière et conscience réunies. 

Q. Mais si vous le permettez, comme vous êtes créateur de ce dessin, je vais vous assimiler un instant au créateur du monde, même si vous récusez ce terme dans l'aphorisme 20. Vous avez vous-même combiné l'imbrication des lampes et des vases. Vous l'avez calculée. Vous êtes à la fois le créateur des lampes et des vases ; créateur du réel natif mais aussi des règles physiques et mathématiques.

JNC. Oui, je suis coupable. En dessinant les lampes j'ai prémédité les vases. J'ai dû être retors parce que limité. Tandis que ce créateur est droit, pur. Il est compétent seulement en lumière, il a dessiné la vue de face, pas l'envers. Il ne sait pas ce que c'est, ça se fait tout seul, comme complément de la vue de face. Si bien que des tas de gens le prient pour éviter les guerres, les maladies et les tremblements de terre, alors qu'il n'est compétent ni en tremblements de terre ni en mathématiques. Et ça ne marche pas.

Q. Mais la joie de la découverte scientifique, vous ne pouvez la nier ? Il y a là quelque chose qui s'échappe du monde des lumières…

JNC. Oui. Relisez Molière. Monsieur Jourdain se réjouit de comprendre qu'il parle en prose quand il ne parle pas en vers. Comprendre sa propre place dans le système, comprendre le rapport entre les apparences et la réalité, cela émerge du monde des lumières, ou cela le crée, selon votre point de vue, comme toute découverte. Et puis on peut atteindre la vérité par défaut, en comprenant ce qu'elle n'est pas. On éclaire alors ce qu'elle est, en négatif. Le physicien débusque pas à pas chacune de ses erreurs, qui s'amenuisent sans cesse, mais ne disparaissent jamais. S'il s'entête, cela le stresse, mais cela peut le réjouir s'il comprend pourquoi c'est sans fin, pourquoi il ne réussit qu'à perfectionner des mécanismes. 
  Alors finalement, si vous en êtes à chercher des daïmons, je vous propose celui de Gödel, qui instille une incomplétude au sein de toutes les théories, parce que ces théories, enfermées dans une logique qui décrit le monde vu à l'envers, ne contiendront jamais les sauts de logique qui composent le monde vrai.

Q. En somme vous mettez la réalité seulement dans le progrès des apparences, disons même dans une sorte de dérivée des apparences si je me souviens de mes mathématiques élémentaires.

JNC. C'est une idée rivale de celle des vue de face et à l'envers, que j'ai utilisée en particulier dans un article intitulé "Du réel voilé au réel natif" : "Si le monde des choses est la fonction, la vraie réalité est sa dérivée". Ou bien, changeant de point de vue et sollicitant encore vos souvenirs de lycéen, je dirai que les apparences sont la fonction primitive de la vraie réalité, une accumulation de cendres dans notre passé, une solidification dans notre esprit.

vendredi 11 février 2011

8. Le cosmos dompté

Q. A force de fouiller dans le détail microscopique, on finit par trouver des corpuscules dont la réalité est voilée, dites-vous. Ce n'est pas trop étonnant, parce que personne n'a jamais vu ces corpuscules, ils sont trop petits. Mais que faites-vous de cette énorme boule de feu, le soleil ; que faites-vous des galaxies avec leur milliards de soleils, et des milliards de galaxies dans des espaces inimaginables ? Comment cette énorme réalité pourrait-elle se cacher ?

JNC. Vous venez de le dire vous-même : c'est voilé parce que c'est inimaginable. Le terme "énorme" que vous venez d'employer renvoie à une émotion ressentie devant un éléphant, les chutes du Zambèze, un pétrolier, mais croire extrapoler ce genre de sentiment en proportion de distances que des scientifiques vous ont inculquées, c'est une illusion. D'ailleurs est-il nécessaire de naviguer au travers des galaxie pour devenir incapable d'imaginer l'espace ? Imaginez-vous l'espace d'un département français ? Non, vous imaginez à peu près bien cent mètres, puis encore cent mètres, mais vous imaginez assez mal un kilomètre. Imaginer un kilomètre, cela veut dire retrouver le plus petit commun dénominateur des émotions ressenties devant des situations où notre corps apprivoise cette distance, la parcourt, bute sur les accidents du sol, voit défiler des allées d'arbre ou la succession des rues. Quand la distance croît, vos sentiments ne peuvent plus se fixer, ils se dispersent. La perception d'une grande distance suppose la vitesse, pour la résumer en un seul mouvement de l'esprit. Mais la vitesse détruit le sentiment d'espace : vous distinguez seulement le point de fuite de votre course, l'espace latéral est balayé. Les kilomètres que vous avalez sur une autoroute excitent en vous des sentiments d'ennui, de confort ou de fatigue, d'ivresse de la vitesse, mais ce sentiment est complètement différent du sentiment d'espace donné par votre jardin, qui est déjà différent de celui que vous donne votre chambre. Le sentiment d'espace associé à cent mètres n'est pas cent fois le sentiment d'espace associé à un mètre. Et le sentiment d'espace associé à la distance de la lune n'existe plus. Cet espace n'est qu'un mot, à la rigueur un vague sentiment d'impuissance et d'inaccessibilité, mais surtout aujourd'hui de déférence accordée à un nombre avec beaucoup de zéros, qui peut entrer dans des calculs. Quand on dit cela, je crois d'ailleurs qu'on fait plaisir à Bergson.

Q. Mais pourtant, des astronautes sont allés sur la lune, ils ont éprouvé des sensations d'espace complètement nouvelles ?

JNC. Oui, des situations particulièrement inconfortables, des spectacles inhabituels. Leur sensation d'espace est déterminée par l'attente, le danger, la surcharge technique, l'apesanteur, la crudité de la lumière et de la nuit. Certes les astronautes ont dû éprouver une sensation étrange à regarder la terre comme on regarde la lune depuis la terre, sans plus éprouver la notion d'énorme distance qu'on n'éprouve celle de la lune, mais en imaginant l'énorme vie qui y grouille, ou plutôt en songeant que cet énorme grouillement de vie dépassait complètement leur imagination. Vous voyez que je peux, moi aussi, utiliser le qualificatif "énorme", mais pour parler de la vie ! Ce sont là des sentiments humains, qui ne préparent en rien des sentiments d'extraterrestres. Liés non pas à de très grandes distances, mais à une capacité de poésie, capacité mise à l'épreuve ici, au raz du sol, sans avoir besoin de partir dans l'espace. L'astronaute prosaïque n'est pas capable de vibrer dans l'espace, moins capable qu'un poète devant une prairie vibrante et papillonnante, ou une ville bourdonnante.  Ecoutez Proust :
"Des ailes, un autre appareil respiratoire, et qui nous permissent de traverser l’immensité ne nous serviraient à rien, car si nous allions dans Mars et dans Vénus en gardant les mêmes sens, ils revêtiraient du même aspect que les choses de la terre tout ce que nous pourrions voir. Le seul véritable voyage, le seul bain de Jouvence, ce ne serait pas d’aller vers de nouveaux paysages, mais d’avoir d’autres yeux, de voir l’univers avec les yeux d’un autre, de cent autres, de voir les cent univers que chacun d’eux est."

Q. Vous n'êtes donc pas impressionné par l'idée de ces autres planètes, très loin d'ici, supportant d'autres consciences peut-être, nous remettant ainsi à notre place, dérisoire dans le cosmos ? Ne pas être capable d'éprouver quoi que ce soit pour ces mondes immenses et inconnus, n'est-ce pas une déficience ?

JNC. Les matérialistes qui gouvernent les médias vont tous les jours à la chasse des représentations conscientes, en nous disant que la réalité matérielle n'est pas à chercher dans un vase mais dans l'argile qui le constitue, que la réalité de l'argile est à chercher dans les molécules qui le constituent, celle des molécules dans les atomes, et ça continue jusqu'à je ne sais quelle particule de Dieu ! Et ce sont les mêmes qui voudraient nous impressionner par les représentations illusoires que l'on devrait se faire de planètes inconnues, de gnomes verts aux pouvoirs intellectuels supérieurs ? De qui se moque-t-on ? Qu'ils utilisent les représentations conscientes, ou qu'ils les gomment une fois pour toutes, mais qu'ils ne s'en servent pas seulement quand ça arrange leur matérialisme !

Q. Mais si nos sentiments sont impuissants, si nous sommes incapables d'imaginer quoi que ce soit de l'immensité du cosmos, n'est-ce pas précisément qu'il y a là une réalité qui nous dépasse complètement, une réalité "en soi"? Ce n'est pas parce que nous sommes incapables d'imaginer une chose qu'elle n'existe pas. Elle existe encore si je meurs.

JNC. Parler de l'univers en oubliant la conscience que nous en avons, imaginer un univers où jamais aucune conscience ne serait apparue, c'est une contradiction. On ne peut pas prendre conscience de l'absence de conscience. Vous me dites : le monde n'a pas besoin de moi pour exister. Je vous réponds : si je n'étais pas né le monde n'existerait pas. Je ne dis pas que vous avez complètement tort, mais je vous dis que j'ai aussi tout à fait raison. Il faut garder à l'esprit cette double vérité. Et quand on la tient, on comprend que le monde est un pouvoir d'apparition, celle du réel natif. Ce qui apparaît, ce n'est pas je ne sais quelle énormité de distances, de nombres, de masses. Ce qui apparaît, ce sont des émotions humaines, celle du berger la nuit dans la montagne, celle de l'astronome qui développe ses négatifs dans l'observatoire et comprend des règles d'apparition. Celles-ci sont valables pour tous, et c'est en ce sens que le monde n'a pas besoin de vous. Il met toujours le même masque, visible pour qui veut l'observer. Mais si personne ne l'observe, il n'y a pas de masque. Et ce qui est derrière le masque, c'est un tréfonds dont il n'y a rien à dire.

Q. Accordez alors à ces règles d'apparition la vertu d'être une donnée éternelle, une sorte de Dieu mathématique.

JNC. Il faudrait bien plaindre les enfants, qui ne comprennent rien aux mathématiques, alors qu'ils voient Dieu en face, très flou certes, mais en face ! Le cosmos est à la mesure des enfants, il est à la mesure de l'homme ; nous en reparlerons. En tous cas, assez de soumission aux espaces infinis ! Notre coeur est plus grand que l'univers immense et mort. Il faut redevenir anti-copernicien, pas pour prétendre que le soleil tourne autour de la terre, mais pour affirmer que l'univers regardé est suspendu au regard de l'humanité.

mardi 8 février 2011

7. Le chat de Schrödinger

Q. Je me pose la question : y a-t-il une action de l'esprit sur la matière ? Dans l'expérience des fentes d'Young , un électron passe par deux fentes à la fois si on ne cherche pas à savoir par où il passe, mais si on observe la sortie des fentes pour le savoir, alors il choisit l'une ou l'autre. Il passe de l'état et (une fente et l'autre) à l'état ou (une fente ou l'autre) simplement parce qu'on l'observe. C'est un peu mystérieux.

JNC. Incompréhensible pour les matérialistes. Et ce qui rend la chose encore plus incompréhensible, c'est le vocabulaire qu'on emploie. On dit souvent que l'électron est à la fois onde et corpuscule ; onde quand il passe par les deux fentes à la fois, corpuscule quand il passe par une seule. On veut à tout prix lui donner une double réalité. Comme si ce n'était pas déjà une faute suffisante de lui en donner une. L'électron n'est ni une onde, ni un corpuscule, mais pour prévoir son comportement observable, on utilise un type de modèle mathématique employé pour décrire des ondes (les ondes hertziennes par exemple), aussi on l'appelle la fonction d'onde. C'est un modèle strictement de profil (voir l'onglet Réel natif ), enfermé dans les souterrains de la logique sans aucun éclairage permettant d'évoquer un corpuscule concret. Et la physique réelle, qui suppose les sauts de logique, proteste en cassant le déroulement de la formule mathématique. C'est ce que les physiciens appellent la réduction de la fonction d'onde, cul de sac logique évoqué par Feynman
   
Je reprends l'exemple de ce vase ambiguë. On tente d'atteindre le fond du réel par une descente, réductrice, en allant des pixels noirs à l'encre, aux molécules, aux atomes, aux électrons et aux noyaux d'atomes ; en avançant difficilement dans une impasse, et finalement les corpuscules, qui ne sont décidément pas une matière "en soi", refusent de jouer le jeu. Tout ce qu'ils nous proposent, c'est de rebondir sur le fond, pour remonter et reformer des atomes, puis des molécules d'encre, vues comme des pixels à la surface. Une expérience quantique comme celle des fentes d'Young, c'est l'amorce du retour, le rebond élémentaire, avec apparition d'un objet paradoxal déjouant toute réalité triviale. Si l'électron paraît être une onde abstraite, c'est par la faute d'un physicien conscient qui prétend voir le monde de profil alors que tout est éteint dans cette vue. S'il paraît être un concret étrange, non-séparable, c'est pour corriger l'erreur, mais il n'y a pas action d'une conscience sur une matière séparée. Le corpuscule n'est pas créé par la conscience, mais son apparence est liée à la conscience, tandis que sa réalité est voilée.

Q. Je vois l'impasse, au bout de la descente microscopique au fond des choses. Mais puisque on déchosifie parfois aussi le monde macroscopique, dans le cas de l'émotion artistique, ou dans ce vase, peut-on penser à une remontée des bizarreries quantiques depuis le détail microscopique jusqu'à la surface macroscopique de ce vase ambiguë ?

JNC. Si vous voyez mon dessin comme une illustration du passage depuis l'état "et" jusqu'à l'état "ou", pour ceux qui sont rebutés par la physique, c'est très bien. Mieux vaut être un poète avec des idées floues, mais justes, et pas un savant avec des idées précises mais fausses, comme ceux qui croient aux univers parallèles.
 D'ailleurs, ce vase peut aussi donner une illustration de la non-séparabilité : si notre esprit choisit soudain la signification d'un double profil, l'apparition du profil gauche implique le profil droit, instantanément, et réciproquement, même si la figure est large de dix mètres ; les profils sont inséparables, comme deux corpuscules couplés semblent se conditionner instantanément, quelle que soit la distance qui les sépare.
 Mais si vous poussez trop loin la comparaison, si voulez dire qu'il peut y avoir une transmission d'un état "et" depuis le niveau microscopique jusqu'au niveau macroscopique, tout au long de la remontée vers la surface des objets ordinaires, pour expliquer l'union objet-sujet, alors vous allez trop vite. Le réel natif qui nous concerne tous, gens de bon sens, celui que nous percevons quand Marius Borgeaud nous offre sa peinture, celui qui est senti par  Proust devant un buisson d'aubépines, ne se déduit pas mathématiquement de la physique quantique. Celle-ci prouve seulement qu'à force de raffiner des erreurs, on est finalement corrigé, même fouetté par la vraie réalité. Celle-ci transcende les apparences matérielles, qui sont seulement comme les caractères  hiéroglyphiques d'une langue inconnue donnant accès à un monde nouveau. Le déchiffrage de cette langue n'est pas accessible au savant mais à l'artiste qui dort en chacun de nous. En disant cela, j'emprunte à ce passage de Proust :
"…quand je fixais avec attention devant mon esprit quelque image qui m'avait forcé à la regarder, un nuage, un triangle, un clocher, une fleur, un caillou, en sentant qu'il y avait peut-être sous ces signes quelque chose de tout autre que je devais tâcher de découvrir, une pensée qu'ils traduisaient à la façon de ces caractères hiéroglyphiques qu'on croirait représenter seulement des objets matériels. Sans doute ce déchiffrage était difficile, mais seul il donnait quelque vérité à lire…"

Q. Il nous dit que les objets triviaux cachent une autre vérité, mais je ne vois plus comment la physique quantique peut nous aider à découvrir celle-ci.
Je vous avoue que j'étais assez idéaliste avant notre discussion, et qu'en vous demandant si les états "et" se prolongeaient dans le monde ordinaire, j'avais le secret espoir de conforter une idée qui m'était venue en prenant connaissance il y a déjà longtemps du fameux paradoxe du Chat de Schrödinger. Si je résume cette expérience, , un état microscopique de type "et" se propage comme une avalanche jusqu'à un niveau macroscopique où un chat est retrouvé à la fois mort et vivant… Comme en fait nous  ne le voyons pas dans cet état, j'en concluais que nous sommes incapables de voir le fond des choses, alors que la physique pourrait atteindre celui-ci. C'est donc la physique quantique qui me faisait espérer une sorte de spiritualisme quand j'étais soumis à un réalisme ordinaire. Mais maintenant que vous me dites que les états "et" ne se propagent pas, je ne sais plus où j'en suis. La mécanique quantique serait-elle dépassée ?

JNC. D'une certaine façon vous aviez raison, la physique suggère qu'il existe des réalités que nous sommes incapables de voir, mais ça ne se passe pas comme vous l'imaginiez.
D'abord, quand je dis que les états "et" ne se propagent pas, je n'infirme pas la mécanique quantique mais au contraire je la confirme.  Une théorie dite de la décohérence a montré que l'état du chat mort "ou" vivant peut être déduit de la physique quantique elle-même. Quand on étudie des systèmes microscopiques qui interagissent avec les apparences du monde ordinaire au lieu d'être bien isolés comme ils le sont dans l'expérience des fentes d'Young, l'apparence fait tache d'huile et tout se passe comme si les états "et" devenaient "ou".  Autrement dit, la physique quantique se raccorde naturellement à une physique classique où les choses sont ou ne sont pas, que nous les regardions ou pas.

Q. Mais alors la physique n'a plus rien à dire quant au fond des choses ?


JNCLa physique a encore quelque chose à dire.  Alors que dans une vue chosiste du monde, les objets ont des caractéristiques, poids, longueur ou autres,  indépendamment du fait que nous les regardons ou pas, dans la mécanique quantique le fait de mesurer une caractéristique sur un système microscopique peut impliquer qu'une autre caractéristique perd sa signification. Eh bien la théorie de la décohérence laisse, théoriquement, la porte ouverte à des expériences de ce type, sur les systèmes macroscopiques cette fois. On pourrait effectuer par exemple certaines observations sur le chat, qui rendraient impossible la détermination et même la notion de ses deux états mort ou vivant. C'est une grave fêlure dans le réalisme.

QVous dites "théoriquement", mais peut-on faire ces expériences, "en fait" ?

JNC. Non, parce qu'elles sont d'une complexité incalculable. Et c'est pour cela que vous étiez aussi dans le vrai, nous sommes incapables d'observer la vraie réalité. Si nous prenons au sérieux notre incapacité à faire ces observations au lieu de la négliger, alors nous ajouterons la découverte de cette incapacité, comme une fondamentale acquisition de la science, qui éclaire notre position par rapport au monde : Nous, apparences aussi bien locales que séparées, voyant seulement les apparences locales et séparées, qui sont seulement des déchets du réel natif, nous sommes par nature incapables de prendre connaissance objectivement du réel natif, non local et inséparable, qui est à la source de notre conscience. Nous sommes pris dans le cercle. La physique ne révèle pas ainsi sa force, mais sa faiblesse, qui est aussi la nôtre. Je complète : Elle révèle une force, mais la force de trouver par elle-même ses propres limites. C'est un aveu d'incapacité à atteindre une physique réelle ; la physique reste utilitaire. La fêlure  se propage dans le réalisme, le monde est voilé entièrement, pas seulement les électrons, les noyaux et les photons. Le panneau d'interdiction planté devant la recherche de la réalité microphysique, il est aussi planté sur le chemin de la macrophysique.


Q. La physique trouve ses limites définitivement ? Elle n'en dira pas plus sur la relation esprit-matière ?

JNC. La physique n'en dira pas plus parce qu'elle est elle-même le fruit de cette relation. C'est grâce à cette relation que des répétitions se révèlent dans le monde, qui autorisent une science qui laisse de coté la nouveauté; par constitution et pas par faiblesse provisoire, en oubliant fondamentalement que si un chat est un paquet de viande, froide ou chaude, c'est aussi un être vivant mystérieux et déroutant. Alors merci à cette petite incapacité, qui autorise la vie, même si, grâce à la décohérence, la physique quantique rejoint la physique classique, pour triompher dans un monde mort d'où toute conscience est absente, tout art, toute civilisation. Elle triomphe pour justifier un monde incapable de produire ou d'expliquer la conscience qui la fait triompher. Si c'est ça une victoire, elle se passe dans la nuit souterraine du rocher de Magritte, pas dans les océans, les airs et la lumière de la vie.
Si on reprend les images employées par Proust, tous les physiciens peuvent reconnaître et étudier des hiéroglyphes bien formés, établir leur catalogue très savant. Certains d'entre eux avouent qu'il n'y a pas là seulement des objets matériels, mais y décèlent les signes d'un langage. Mais les nouveaux Champollion, capables de le décrypter, n'apparaissent pas dans leur communauté savante. Ils naissent dans la communauté des enfants, des poètes et des artistes, dans laquelle leur intuition scientifique les introduit aussi secrètement  Ce langage ne nous permet pas d'échanger seulement avec les êtres conscients, mais aussi avec un nuage, un triangle, un clocher, une fleur, et même un caillou.