mercredi 16 février 2011

9. La naissance des lois

Q. Si les lois de la physique ne sont pas d'essence éternelle, divine, d'où sortent-elles ?

JNC. Elles viennent de notre relation aux apparences, mécaniques, mortes. Nous pouvons échanger avec les autres, avec nous-mêmes, seulement sur des apparences répétitives. Nous en avons besoin pour la stabilité de notre vie pratique. Et seuls les phénomènes répétitifs donnent lieu aux expériences sur lesquelles se fondent les sciences. Elles prévoient comment les choses vont se répéter, et nous en informent, nous qui n'avons pas le loisir de repasser par toute l'expérience accumulée au cours des siècles. Mais il y a mieux. La physique ne légifère pas seulement les mouvements, elle cherche aussi à voir l'immobilité cachée derrière les mouvements répétitifs, pour chasser définitivement les forces occultes. Le physicien n'aime pas que les cailloux tombent, même s'ils tombent toujours de la même façon. Il n'est jamais agréable au physicien de dire qu'une force lie deux objets triviaux, il préfère trouver un point de vue plus abstrait depuis lequel les deux objets paraissent immobiles. On cherche des invariants. On se sent à l'aise dans les formules seulement si le temps est réversible, ce qui en fait un temps mort, étranger au temps de Bergson. On rit parfois de ce que leurs équations compliquées finissent par "égale zéro". Mais c'est la clé de la prévision : si on sait que dans la formule quelque chose augmente, une vitesse, un volume, alors on en déduit  qu'autre chose doit diminuer pour que ça fasse toujours zéro.

Q. Qu'est-ce qui ne varie pas quand un caillou tombe de la tour de Pise ?

JNC. Son énergie. Au sommet de la tour l'énergie cinétique est nulle, l'énergie potentielle est maximum. A l'arrivée, c'est le contraire, mais la somme est restée la même tout au long de la chute. Et on a compris qu'il fallait inclure dans l'énergie la chaleur dégagée dans le caillou stoppé au sol, pour qu'elle soit encore conservée. Ainsi, pas à pas, au cours de l'histoire, on a enrichi la notion d'énergie pour qu'elle se conserve toujours mieux, en ajoutant l'énergie chimique, électrique, de masse, en la rendant de plus en plus abstraite. Mais ce n'est pas une raison pour croire que l’énergie serait divine, tombée d'un ciel abstrait. Nous sommes tentés de penser que nous découvrons cette notion parce qu'elle existe, mais en fait elle existe parce que nous la découvrons, et nous la découvrons parce que nous la cherchons, comme invariant. Par ailleurs l'idée d'une force poussant le caillou vers le sol déplaît au physicien scrupuleux. Einstein nous a fait comprendre que le caillou était immobile, dans une vision de l'espace plus abstraite, à la fois tordue mais belle.

Q. Permettez-moi d'insister. Si on découvre avec joie ces notions abstraites, comme on découvre une pépite, n'est-ce pas qu'elles existent déjà, au moins dans un monde abstrait ? Peut-on se passer d'un Dieu, ou bien d'un daïmon, pour établir les règles stables assurant les besoins de notre vie pratique comme vous l'avez dit vous-même ?

JNC. Pour répondre, je vous propose de passer par ce dessin, chargé d'une lourde responsabilité symbolique puisqu'il veut représenter le monde, à la fois vu de face, dans sa réalité, et à l'envers, dans son apparence. Les lampes sont la vue de face, les vases sont la vue à l'envers. En fait ces deux séries de formes sont plutôt complémentaires, mais je ne suis pas capable de dessiner l'endroit et l'envers de quelque chose, sur un seul dessin.

Q. Et je devine que vous ne savez pas non plus dessiner les vols d'oiseaux dont vous parlez dans "Fugue en Dieu majeur". Mais c'est aussi bien ; sauf que vos vases sont ambiguës, vous le savez ; on peut y voir aussi des profils adossés.

JNC. Je ne veux pas jouer ici sur cette ambiguïté. Une seule me suffit, je dois choisir entre lumières et vases. Et j'affirme cette fois que la réalité réside seulement dans les lumières. C'est en elles que se trouve la vie, la nouveauté intemporelle, l'émotion, la poésie indicible. Mais comme Monsieur Jourdain découvre que s'il parle en vers, alors il ne parle pas en prose et réciproquement, comprenez que le contraire du changement, de la nouveauté, dans le monde réel, est l'invariance, dans le monde complémentaire des vases. Et bien entendu c'est aussi un monde de tables, de maisons, d'ordinateurs, de voitures, de tous ces mécanismes qui nous sont communs. Ce monde-là est dans la nuit, il émerge à notre conscience seulement parce que nous autres, hommes mortels, participons à ces deux mondes.  Objets apparents, mais accédant à la réalité native par des rais de lumière issus du monde vrai, nous prenons conscience des vases et autres objets grâce à notre dualité. A tout moment des portes ouvrant sur la lumière s'entrouvrent pour nous, avant de se refermer lentement et sûrement. A cette occasion nous projetons sur les objets cette conscience élémentaire qui nous fait penser qu'ils existent, et nous déposons en eux l'absence de nouveauté qui les fait s'intégrer dans des invariants et des mécanismes morts. Le monde apparent avec ses lois n'est que le contraire du monde lumineux où tout est en train de naître, matière et conscience réunies. 

Q. Mais si vous le permettez, comme vous êtes créateur de ce dessin, je vais vous assimiler un instant au créateur du monde, même si vous récusez ce terme dans l'aphorisme 20. Vous avez vous-même combiné l'imbrication des lampes et des vases. Vous l'avez calculée. Vous êtes à la fois le créateur des lampes et des vases ; créateur du réel natif mais aussi des règles physiques et mathématiques.

JNC. Oui, je suis coupable. En dessinant les lampes j'ai prémédité les vases. J'ai dû être retors parce que limité. Tandis que ce créateur est droit, pur. Il est compétent seulement en lumière, il a dessiné la vue de face, pas l'envers. Il ne sait pas ce que c'est, ça se fait tout seul, comme complément de la vue de face. Si bien que des tas de gens le prient pour éviter les guerres, les maladies et les tremblements de terre, alors qu'il n'est compétent ni en tremblements de terre ni en mathématiques. Et ça ne marche pas.

Q. Mais la joie de la découverte scientifique, vous ne pouvez la nier ? Il y a là quelque chose qui s'échappe du monde des lumières…

JNC. Oui. Relisez Molière. Monsieur Jourdain se réjouit de comprendre qu'il parle en prose quand il ne parle pas en vers. Comprendre sa propre place dans le système, comprendre le rapport entre les apparences et la réalité, cela émerge du monde des lumières, ou cela le crée, selon votre point de vue, comme toute découverte. Et puis on peut atteindre la vérité par défaut, en comprenant ce qu'elle n'est pas. On éclaire alors ce qu'elle est, en négatif. Le physicien débusque pas à pas chacune de ses erreurs, qui s'amenuisent sans cesse, mais ne disparaissent jamais. S'il s'entête, cela le stresse, mais cela peut le réjouir s'il comprend pourquoi c'est sans fin, pourquoi il ne réussit qu'à perfectionner des mécanismes. 
  Alors finalement, si vous en êtes à chercher des daïmons, je vous propose celui de Gödel, qui instille une incomplétude au sein de toutes les théories, parce que ces théories, enfermées dans une logique qui décrit le monde vu à l'envers, ne contiendront jamais les sauts de logique qui composent le monde vrai.

Q. En somme vous mettez la réalité seulement dans le progrès des apparences, disons même dans une sorte de dérivée des apparences si je me souviens de mes mathématiques élémentaires.

JNC. C'est une idée rivale de celle des vue de face et à l'envers, que j'ai utilisée en particulier dans un article intitulé "Du réel voilé au réel natif" : "Si le monde des choses est la fonction, la vraie réalité est sa dérivée". Ou bien, changeant de point de vue et sollicitant encore vos souvenirs de lycéen, je dirai que les apparences sont la fonction primitive de la vraie réalité, une accumulation de cendres dans notre passé, une solidification dans notre esprit.

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