mardi 8 février 2011

7. Le chat de Schrödinger

Q. Je me pose la question : y a-t-il une action de l'esprit sur la matière ? Dans l'expérience des fentes d'Young , un électron passe par deux fentes à la fois si on ne cherche pas à savoir par où il passe, mais si on observe la sortie des fentes pour le savoir, alors il choisit l'une ou l'autre. Il passe de l'état et (une fente et l'autre) à l'état ou (une fente ou l'autre) simplement parce qu'on l'observe. C'est un peu mystérieux.

JNC. Incompréhensible pour les matérialistes. Et ce qui rend la chose encore plus incompréhensible, c'est le vocabulaire qu'on emploie. On dit souvent que l'électron est à la fois onde et corpuscule ; onde quand il passe par les deux fentes à la fois, corpuscule quand il passe par une seule. On veut à tout prix lui donner une double réalité. Comme si ce n'était pas déjà une faute suffisante de lui en donner une. L'électron n'est ni une onde, ni un corpuscule, mais pour prévoir son comportement observable, on utilise un type de modèle mathématique employé pour décrire des ondes (les ondes hertziennes par exemple), aussi on l'appelle la fonction d'onde. C'est un modèle strictement de profil (voir l'onglet Réel natif ), enfermé dans les souterrains de la logique sans aucun éclairage permettant d'évoquer un corpuscule concret. Et la physique réelle, qui suppose les sauts de logique, proteste en cassant le déroulement de la formule mathématique. C'est ce que les physiciens appellent la réduction de la fonction d'onde, cul de sac logique évoqué par Feynman
   
Je reprends l'exemple de ce vase ambiguë. On tente d'atteindre le fond du réel par une descente, réductrice, en allant des pixels noirs à l'encre, aux molécules, aux atomes, aux électrons et aux noyaux d'atomes ; en avançant difficilement dans une impasse, et finalement les corpuscules, qui ne sont décidément pas une matière "en soi", refusent de jouer le jeu. Tout ce qu'ils nous proposent, c'est de rebondir sur le fond, pour remonter et reformer des atomes, puis des molécules d'encre, vues comme des pixels à la surface. Une expérience quantique comme celle des fentes d'Young, c'est l'amorce du retour, le rebond élémentaire, avec apparition d'un objet paradoxal déjouant toute réalité triviale. Si l'électron paraît être une onde abstraite, c'est par la faute d'un physicien conscient qui prétend voir le monde de profil alors que tout est éteint dans cette vue. S'il paraît être un concret étrange, non-séparable, c'est pour corriger l'erreur, mais il n'y a pas action d'une conscience sur une matière séparée. Le corpuscule n'est pas créé par la conscience, mais son apparence est liée à la conscience, tandis que sa réalité est voilée.

Q. Je vois l'impasse, au bout de la descente microscopique au fond des choses. Mais puisque on déchosifie parfois aussi le monde macroscopique, dans le cas de l'émotion artistique, ou dans ce vase, peut-on penser à une remontée des bizarreries quantiques depuis le détail microscopique jusqu'à la surface macroscopique de ce vase ambiguë ?

JNC. Si vous voyez mon dessin comme une illustration du passage depuis l'état "et" jusqu'à l'état "ou", pour ceux qui sont rebutés par la physique, c'est très bien. Mieux vaut être un poète avec des idées floues, mais justes, et pas un savant avec des idées précises mais fausses, comme ceux qui croient aux univers parallèles.
 D'ailleurs, ce vase peut aussi donner une illustration de la non-séparabilité : si notre esprit choisit soudain la signification d'un double profil, l'apparition du profil gauche implique le profil droit, instantanément, et réciproquement, même si la figure est large de dix mètres ; les profils sont inséparables, comme deux corpuscules couplés semblent se conditionner instantanément, quelle que soit la distance qui les sépare.
 Mais si vous poussez trop loin la comparaison, si voulez dire qu'il peut y avoir une transmission d'un état "et" depuis le niveau microscopique jusqu'au niveau macroscopique, tout au long de la remontée vers la surface des objets ordinaires, pour expliquer l'union objet-sujet, alors vous allez trop vite. Le réel natif qui nous concerne tous, gens de bon sens, celui que nous percevons quand Marius Borgeaud nous offre sa peinture, celui qui est senti par  Proust devant un buisson d'aubépines, ne se déduit pas mathématiquement de la physique quantique. Celle-ci prouve seulement qu'à force de raffiner des erreurs, on est finalement corrigé, même fouetté par la vraie réalité. Celle-ci transcende les apparences matérielles, qui sont seulement comme les caractères  hiéroglyphiques d'une langue inconnue donnant accès à un monde nouveau. Le déchiffrage de cette langue n'est pas accessible au savant mais à l'artiste qui dort en chacun de nous. En disant cela, j'emprunte à ce passage de Proust :
"…quand je fixais avec attention devant mon esprit quelque image qui m'avait forcé à la regarder, un nuage, un triangle, un clocher, une fleur, un caillou, en sentant qu'il y avait peut-être sous ces signes quelque chose de tout autre que je devais tâcher de découvrir, une pensée qu'ils traduisaient à la façon de ces caractères hiéroglyphiques qu'on croirait représenter seulement des objets matériels. Sans doute ce déchiffrage était difficile, mais seul il donnait quelque vérité à lire…"

Q. Il nous dit que les objets triviaux cachent une autre vérité, mais je ne vois plus comment la physique quantique peut nous aider à découvrir celle-ci.
Je vous avoue que j'étais assez idéaliste avant notre discussion, et qu'en vous demandant si les états "et" se prolongeaient dans le monde ordinaire, j'avais le secret espoir de conforter une idée qui m'était venue en prenant connaissance il y a déjà longtemps du fameux paradoxe du Chat de Schrödinger. Si je résume cette expérience, , un état microscopique de type "et" se propage comme une avalanche jusqu'à un niveau macroscopique où un chat est retrouvé à la fois mort et vivant… Comme en fait nous  ne le voyons pas dans cet état, j'en concluais que nous sommes incapables de voir le fond des choses, alors que la physique pourrait atteindre celui-ci. C'est donc la physique quantique qui me faisait espérer une sorte de spiritualisme quand j'étais soumis à un réalisme ordinaire. Mais maintenant que vous me dites que les états "et" ne se propagent pas, je ne sais plus où j'en suis. La mécanique quantique serait-elle dépassée ?

JNC. D'une certaine façon vous aviez raison, la physique suggère qu'il existe des réalités que nous sommes incapables de voir, mais ça ne se passe pas comme vous l'imaginiez.
D'abord, quand je dis que les états "et" ne se propagent pas, je n'infirme pas la mécanique quantique mais au contraire je la confirme.  Une théorie dite de la décohérence a montré que l'état du chat mort "ou" vivant peut être déduit de la physique quantique elle-même. Quand on étudie des systèmes microscopiques qui interagissent avec les apparences du monde ordinaire au lieu d'être bien isolés comme ils le sont dans l'expérience des fentes d'Young, l'apparence fait tache d'huile et tout se passe comme si les états "et" devenaient "ou".  Autrement dit, la physique quantique se raccorde naturellement à une physique classique où les choses sont ou ne sont pas, que nous les regardions ou pas.

Q. Mais alors la physique n'a plus rien à dire quant au fond des choses ?


JNCLa physique a encore quelque chose à dire.  Alors que dans une vue chosiste du monde, les objets ont des caractéristiques, poids, longueur ou autres,  indépendamment du fait que nous les regardons ou pas, dans la mécanique quantique le fait de mesurer une caractéristique sur un système microscopique peut impliquer qu'une autre caractéristique perd sa signification. Eh bien la théorie de la décohérence laisse, théoriquement, la porte ouverte à des expériences de ce type, sur les systèmes macroscopiques cette fois. On pourrait effectuer par exemple certaines observations sur le chat, qui rendraient impossible la détermination et même la notion de ses deux états mort ou vivant. C'est une grave fêlure dans le réalisme.

QVous dites "théoriquement", mais peut-on faire ces expériences, "en fait" ?

JNC. Non, parce qu'elles sont d'une complexité incalculable. Et c'est pour cela que vous étiez aussi dans le vrai, nous sommes incapables d'observer la vraie réalité. Si nous prenons au sérieux notre incapacité à faire ces observations au lieu de la négliger, alors nous ajouterons la découverte de cette incapacité, comme une fondamentale acquisition de la science, qui éclaire notre position par rapport au monde : Nous, apparences aussi bien locales que séparées, voyant seulement les apparences locales et séparées, qui sont seulement des déchets du réel natif, nous sommes par nature incapables de prendre connaissance objectivement du réel natif, non local et inséparable, qui est à la source de notre conscience. Nous sommes pris dans le cercle. La physique ne révèle pas ainsi sa force, mais sa faiblesse, qui est aussi la nôtre. Je complète : Elle révèle une force, mais la force de trouver par elle-même ses propres limites. C'est un aveu d'incapacité à atteindre une physique réelle ; la physique reste utilitaire. La fêlure  se propage dans le réalisme, le monde est voilé entièrement, pas seulement les électrons, les noyaux et les photons. Le panneau d'interdiction planté devant la recherche de la réalité microphysique, il est aussi planté sur le chemin de la macrophysique.


Q. La physique trouve ses limites définitivement ? Elle n'en dira pas plus sur la relation esprit-matière ?

JNC. La physique n'en dira pas plus parce qu'elle est elle-même le fruit de cette relation. C'est grâce à cette relation que des répétitions se révèlent dans le monde, qui autorisent une science qui laisse de coté la nouveauté; par constitution et pas par faiblesse provisoire, en oubliant fondamentalement que si un chat est un paquet de viande, froide ou chaude, c'est aussi un être vivant mystérieux et déroutant. Alors merci à cette petite incapacité, qui autorise la vie, même si, grâce à la décohérence, la physique quantique rejoint la physique classique, pour triompher dans un monde mort d'où toute conscience est absente, tout art, toute civilisation. Elle triomphe pour justifier un monde incapable de produire ou d'expliquer la conscience qui la fait triompher. Si c'est ça une victoire, elle se passe dans la nuit souterraine du rocher de Magritte, pas dans les océans, les airs et la lumière de la vie.
Si on reprend les images employées par Proust, tous les physiciens peuvent reconnaître et étudier des hiéroglyphes bien formés, établir leur catalogue très savant. Certains d'entre eux avouent qu'il n'y a pas là seulement des objets matériels, mais y décèlent les signes d'un langage. Mais les nouveaux Champollion, capables de le décrypter, n'apparaissent pas dans leur communauté savante. Ils naissent dans la communauté des enfants, des poètes et des artistes, dans laquelle leur intuition scientifique les introduit aussi secrètement  Ce langage ne nous permet pas d'échanger seulement avec les êtres conscients, mais aussi avec un nuage, un triangle, un clocher, une fleur, et même un caillou.

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire