mercredi 23 février 2011

10. Réel voilé ou natif ?

Q. Vous dites que le sens des mots est défini par l'usage qu'on en fait, soit ! Mais si l'usage conduit à des sens flottants c'est gênant. Je vous avoue que c'est un peu mon cas pour des mots comme "réel" ou "réalité", "apparence", "réel en soi". Et puis vous faites usage de la notion de "réel voilé", mais cela ne vous empêche pas d'introduire un nouveau qualificatif, le "réel natif". Pourquoi ?

JNC. On est en droit d'utiliser un mot très riche, "réel", dans des sens différents, selon le contexte. Encore faut-il l'y faire vivre, quitte à y passer du temps et à faire de la littérature. Alors parlons de contextes.
  Dans la vie courante, je dis que le mur a une réalité, parce que si j'y cogne ma tête, ça fait mal. C'est une réalité objective. Cette dure réalité a pourtant un coté positif, du moins elle éveille un espoir : celui d'une forme de stabilité, d'éternité. Tant pis si nous nous sommes cognés à un mur solide, cela vaut mieux que des murs indolores qui changeraient de place ou s'évanouiraient tout seuls. Dans le contexte de la vie pratique, nous projetons ce désir d'éternité dans les objets que nous qualifions de réels, nous pensons implicitement qu'ils "sont", en soi, et tant pis pour Kant, et tant pis pour les mécaniciens quantiques. Au contraire dans ce contexte commun, ce qui se passe dans notre tête, les idées, les émotions, sont d'une réalité amoindrie, vaporeuse, très éloignée de la solidité du mur. On serait assez enclin à les qualifier d'apparences provisoires.

Q. Pourtant il ne faut pas oublier la dégradation et la mort. Le mur s'écroulera, comme notre front d'ailleurs, qui disparaîtra parfois bien avant.

JNC. Oui, la mort des choses, la nôtre, s'insinuent dans ce contexte commun, comme un fond de musique triste caché derrière notre sentiment habituel de réalité. Nous baissons le son pour vivre avec optimisme dans ce monde ordinaire, mais malgré tout il nous faut affronter la déficience finale de ce contexte. Et puisqu'il est déficient, retournons-le comme un gant, pour évoquer cette fois un réel véritablement éternel, situé hors du temps. Si par définition le mot "réel" désigne maintenant quelque chose d'éternel, nous devons reléguer la dureté du béton au niveau des apparences, cela va ensemble. Les murs, les casseroles, les ordinateurs, les cadavres, deviennent des apparences. Dans ce contexte éternel, c'est la conversion des objets courants en apparences provisoires qui devient une petite musique, joyeuse cette fois.

Q. Encore faut-il que ce réel éternel recouvre bien quelque chose, et que cette chose soit riche, productive. Vous avez dit que vous inversiez le contexte. Le réel approximatif du mur est devenu une apparence, mais pourquoi les idées, l'émotion, seraient-ils maintenant un réel éternel ? Et puis n'y a-t-il pas quand même un fond éternel derrière les murs et derrière toute matière ?

JNC. Précisément. Raisonnant dans le contexte commun, les physiciens sont partis à la recherche d'une réalité vraiment solide cachée au fond de la matière dont sont faits les murs ; une réalité débarrassée de la petite musique. Ils ont fouillé toujours plus profond parce qu'elle se dérobait sans cesse. Et à la fin, ils ont dû avouer qu'ils n'y arriveraient jamais, tout en reconnaissant qu'il y a bien là au fond quelque chose, hors d'atteinte ; une sorte de suc éternel, qu'on ne peut atteindre dans le contexte commun.

Q. Ce suc secret et éternel dans le monde physique, est-ce pour vous le réel voilé de d'Espagnat ?

JNC. A condition de préciser le contexte. Pour moi, quand le physicien affirme "le réel est voilé", il suggère justement un changement de contexte, et place le mot "réel" à la charnière. Car au moment où il découvre que ce mot, dans le contexte commun, objectif et mortel, est inadapté à la compréhension du monde, il comprend aussi qu'il peut désigner le fond d'une nouvelle réalité, propre à un contexte éternel où enfin, la conscience humaine est partie prenante, au lieu d'être réduite à une apparence.

Q. Voulez-vous dire que la science physique va pouvoir repartir sur de nouvelles bases ?

JNC. Certainement pas. La physique ne peut pas explorer ce contexte éternel. On a passé son temps dans une démarche analytique liée au contexte commun, il est exclu qu'on puisse rebrousser chemin dans une démarche synthétique où se construit une réalité éternelle à l'opposée du réductionnisme. C'est parce que ces deux courants analytiques et synthétiques ont des vocations opposées, l'un pour tenter de dévêtir le monde de tous nos sentiments, l'autre pour le revêtir, que j'ai besoin de l'expression "réel natif". Le réel natif est l'objectif final à découvrir et à goûter dans le contexte éternel, suc de nos émotions et des objets qui les provoquent, tandis que le réel voilé désigne le point charnière à l'origine, constat d'échec du contexte commun, mais témoin de l'existence d'un tréfonds solide, garant de la solidité des apparences, de notre solidarité empathique et matérielle, de l'échec du solipsisme.

Q. Mais finalement, vous choisissez cette inversion de contexte à cause d'un constat d'échec. C'est un peu mince. Ce n'est pas parce qu'on n'aboutit pas en suivant un chemin dans un sens qu'on est sûr d'aboutir dans l'autre.

JNC. Vous parlez de ça comme si on devait choisir entre deux produits dans une boutique. Mais si le contexte habituel est une façon de voir le monde que vous pouvez mettre sur un étalage, décortiquer savamment, le contexte éternel est existentiel, nous sommes dedans. L'enfant, le poète, l'artiste, (le religieux aussi mais il manque souvent de naturel) ressentent ces moments de création où émotion naissante et objet naissant fusionnent dans un réel natif, éprouvé de façon intemporelle, comme le décrit si bien Proust. Le réductionnisme fait vaciller notre confiance en cette expérience d'éternité, alors que l'aveu du réel voilé le conforte très solidement. Une  essence de l'émotion, de la conscience, abandonne son apparence fuyante pour un statut de réalité éternelle, à condition de l'unir à un fond de réalité objective qui ne se dévoile précisément que dans l'émotion.


1 commentaire:

  1. Le lecteur peut s'inquiéter de savoir si M. Bernard d'Espagnat se reconnaît dans l'interprétation faite ici du réel voilé, et dans l'introduction d'un concept complémentaire, le réel natif. En réponse, voici un extrait du message qu'il m'a envoyé :
    " [...] Aussi souscris-je sans réserve à votre phrase "Pour moi, quand le physicien affirme "le réel est voilé", il suggère justement un changement de contexte, et place le mot "réel" à la charnière. Car au moment où il découvre que ce mot, dans le contexte commun, objectif et mortel, est inadapté à la compréhension du monde, il comprend aussi qu'il peut désigner le fond d'une nouvelle réalité, propre à un contexte éternel ou enfin, la conscience humaine est partie prenante, au lieu d'être réduite à une apparence". De fait, j'y vois une très bonne analyse de ma propre démarche de pensée. C'est dire que j'approuve aussi tout-à-fait la dénomination de "natif" que vous donnez à ce réel.
    Je souhaite bon succès à votre blog [..."

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