mercredi 2 février 2011

6. Du vu au visible

Q. Votre blog semble basé sur des idées issues de la mécanique quantique, et puis voilà que vous parlez d'art. Quel grand écart ! Chacun est un peu artiste, je le comprends, mais est-on irrémédiablement "hors du coup" si on ne connaît rien à la mécanique quantique ? 

JNC. Non. La mécanique quantique libère une perception très naturelle du monde, qui a été muselée par deux siècles de scientisme. Elle nous permet de revenir à nos sources intuitives.

Q. N'est-ce pas très dangereux ? Les gourous, les fondamentalismes redressent la tête aujourd'hui. 

JNC. Parce qu'ils réagissent artificiellement contre un scientisme supposé vainqueur, alors qu'il s'agit de profiter naturellement d'un scientisme vaincu. Il n'est plus besoin de chercher dans le surnaturel ce qu'on peut trouver dans un monde naturel bien compris : la "dématérialisation" du monde, dans une contemplation profane. Ecoutez Paul Valéry, qui ne peut pas être soupçonné de religiosité abusive, dans son petit Alphabet :
« Toutes ces choses qui sont en ce moment même et qui sont comme si elles n’étaient point…
Rendre purement possible tout ce qui existe ; réduire au purement visible ce qui se voit, telle est l’œuvre cachée de l’âme avant qu’elle s’applique à quelque objet et qu’elle s’emploie à quelque dessein […]
».
 Paul Valéry fait part d'une expérience poétique matinale, avant que les mécanismes de son cerveau se soient mis en route pour remettre en place les déchets du réel natif. Cette œuvre cachée de l'âme, c'est ici un effort pour retarder le moment où l'on fait effort ; une nudité enfantine, mais portée par un sujet adulte, un éblouissement de l'esprit qui suppose le monde mais le rend seulement visible, au sens de pouvant être vu, avant de l'être.

Q. Je vois vaguement ce qu'il veut dire, mais il faudrait beaucoup de poésie pour affiner mon impression trop synthétique. N'auriez-vous rien de plus précis ?

JNC. Regardez ce dessin sur cette feuille de papier. Vous vous demandez sans doute si cela représente un vase ou deux profils dos à dos. Alors tâchez de vous détendre au point de renoncer au choix. Vous aurez devant vous une chose qui est comme si elle n'était pas, réduite au visible, au possible.

Q. Mais vous parlez de l'interprétation d'un dessin et pas d'un objet.

JNC. Tous les objets naissent d'une  interprétation. Celle-ci semble commune quand nous les utilisons de la même façon, et alors ils paraissent exister "en soi". Mais si nous découvrons dans des fouilles archéologiques un objet dont nous ignorons l'usage, les uns y verront un instrument rituel, d'autres un grattoir, ce sera seulement un "possible" dont la réalité pseudo-indépendante n'apparaîtra qu'à l'étage inférieur, quand on en sera réduit à le décrire comme un morceau de cuivre, ayant un creux ici, une bosse là. Mais en fait tout est représentation, l'apparence du cuivre autant que celle de l'objet en cuivre. Cette forme cuivrée résulte aussi de nos représentations enfantines, comme toutes les représentations de base. Alors on descendra plus loin, en faisant de la physique-chimie. La descente dans le détail, pour se débarrasser des représentations, c'est l'alibi du scientiste qui affirme la réalité des choses. Quand le vulgum pecus ne voit plus rien parce que c'est trop petit et trop mathématique, alors il abandonne la partie au scientiste, et le tour est joué. Mais la mécanique quantique déjoue cette escroquerie. Alors il n'est pas nécessaire d'être un scientifique pointu pour retrouver le bon chemin, il suffit d'être naturel.
 De la même façon la dématérialisation de mon dessin semble disparaître quand on vient à dire que c'est une tache noire sur un fond blanc. Mais on pourrait considérer que c'est une plage blanche sur un fond noir. Il faut aller plus loin et en arriver à définir des pixels noirs ou blancs, une courbe qui les sépare, définie par une certaine équation mathématique. Mais le pixel est une représentation, il faut encore descendre pour décrire ce qu'est une molécule d'encre filtrant la lumière pour noircir un pixel. Et ce n'est pas fini ! Qu'est-ce qu'une molécule ? Qu'est-ce que la lumière ? La pseudo-réalité indépendante des objets n'est qu'un but extrême, au bout de ce chemin réductionniste. Du moins on espérait l'atteindre, avant de se heurter au mur logique de la physique quantique. Mais quel désastre que cette descente réductionniste ! En chemin on perd tous les vêtements sentimentaux, concrets, dont on habille les objets, on perd les résidus subjectifs du réel natif, aussi respectables que les résidus objectifs.
 Et si l'on cherche à faire le chemin inverse, tout nu, on doit humblement reconnaître sa faute pour les récupérer un à un et se revêtir. Le scientifique qui s'attache à la base soi-disant réelle, les molécules de papier et d'encre par exemple, quand il remonte à la feuille de papier tachée, il est bien obligé de s'adresser à la conscience qui est en lui, qui sait ce qu'est une feuille de papier, à force de dévaluer ces moments de réel natif où, enfant, il a froissé et déchiré des petits morceaux de papier. Et en fait, il a besoin de consciences tout au long de sa remontée, car il n'a pu discourir de molécules sans se référer aux idées des savants qui les ont inventées.
 Au moins, tous ces physiciens étaient d'accord entre eux. Mais voici qu'au plus haut niveau de sa remontée, il ne sait plus à quelle signification aboutir. Est-ce un vase ou un double profil ? La réponse n'est pas et ne sera jamais dans les livres de physique, ce dessin n'a pas de réalité "en soi", indépendante d'un sujet.

Q. Serait-ce un objet dans deux états à la fois ? La possibilité qu'a cet objet d'être à la fois vase et profils, en l'absence d'observateur, puis soudain de devenir l'un des deux par décision mentale d'un observateur, n'est-ce pas un peu ce qui se passe en microphysique, quand on doit considérer qu'un corpuscule passe par deux fentes à la fois, sauf si l'on cherche à savoir par où il est passé ? Alors soudain il passe par l'une ou l'autre des fentes. Il passe d'un état "et" vers un état "ou". A la fois vase et profils, puis soudain vase ou profils.

JNC. Dans les deux cas n'y a pas d'objet tant qu'il n'y a pas de sujet, il n'y a qu'une possibilité d'objet, oui cela ressemble. Mais ce n'est qu'une ressemblance, il faudrait aller plus loin. Disons que cela suffit au non-scientifique qui est en vous.

1 commentaire:

  1. Le complot des scientistes descendant dans le détail pour qu'on abandonne la partie est assez saisissant ! Cette idée de "déchosification" mérite qu'on s'y arrête...

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