vendredi 11 février 2011

8. Le cosmos dompté

Q. A force de fouiller dans le détail microscopique, on finit par trouver des corpuscules dont la réalité est voilée, dites-vous. Ce n'est pas trop étonnant, parce que personne n'a jamais vu ces corpuscules, ils sont trop petits. Mais que faites-vous de cette énorme boule de feu, le soleil ; que faites-vous des galaxies avec leur milliards de soleils, et des milliards de galaxies dans des espaces inimaginables ? Comment cette énorme réalité pourrait-elle se cacher ?

JNC. Vous venez de le dire vous-même : c'est voilé parce que c'est inimaginable. Le terme "énorme" que vous venez d'employer renvoie à une émotion ressentie devant un éléphant, les chutes du Zambèze, un pétrolier, mais croire extrapoler ce genre de sentiment en proportion de distances que des scientifiques vous ont inculquées, c'est une illusion. D'ailleurs est-il nécessaire de naviguer au travers des galaxie pour devenir incapable d'imaginer l'espace ? Imaginez-vous l'espace d'un département français ? Non, vous imaginez à peu près bien cent mètres, puis encore cent mètres, mais vous imaginez assez mal un kilomètre. Imaginer un kilomètre, cela veut dire retrouver le plus petit commun dénominateur des émotions ressenties devant des situations où notre corps apprivoise cette distance, la parcourt, bute sur les accidents du sol, voit défiler des allées d'arbre ou la succession des rues. Quand la distance croît, vos sentiments ne peuvent plus se fixer, ils se dispersent. La perception d'une grande distance suppose la vitesse, pour la résumer en un seul mouvement de l'esprit. Mais la vitesse détruit le sentiment d'espace : vous distinguez seulement le point de fuite de votre course, l'espace latéral est balayé. Les kilomètres que vous avalez sur une autoroute excitent en vous des sentiments d'ennui, de confort ou de fatigue, d'ivresse de la vitesse, mais ce sentiment est complètement différent du sentiment d'espace donné par votre jardin, qui est déjà différent de celui que vous donne votre chambre. Le sentiment d'espace associé à cent mètres n'est pas cent fois le sentiment d'espace associé à un mètre. Et le sentiment d'espace associé à la distance de la lune n'existe plus. Cet espace n'est qu'un mot, à la rigueur un vague sentiment d'impuissance et d'inaccessibilité, mais surtout aujourd'hui de déférence accordée à un nombre avec beaucoup de zéros, qui peut entrer dans des calculs. Quand on dit cela, je crois d'ailleurs qu'on fait plaisir à Bergson.

Q. Mais pourtant, des astronautes sont allés sur la lune, ils ont éprouvé des sensations d'espace complètement nouvelles ?

JNC. Oui, des situations particulièrement inconfortables, des spectacles inhabituels. Leur sensation d'espace est déterminée par l'attente, le danger, la surcharge technique, l'apesanteur, la crudité de la lumière et de la nuit. Certes les astronautes ont dû éprouver une sensation étrange à regarder la terre comme on regarde la lune depuis la terre, sans plus éprouver la notion d'énorme distance qu'on n'éprouve celle de la lune, mais en imaginant l'énorme vie qui y grouille, ou plutôt en songeant que cet énorme grouillement de vie dépassait complètement leur imagination. Vous voyez que je peux, moi aussi, utiliser le qualificatif "énorme", mais pour parler de la vie ! Ce sont là des sentiments humains, qui ne préparent en rien des sentiments d'extraterrestres. Liés non pas à de très grandes distances, mais à une capacité de poésie, capacité mise à l'épreuve ici, au raz du sol, sans avoir besoin de partir dans l'espace. L'astronaute prosaïque n'est pas capable de vibrer dans l'espace, moins capable qu'un poète devant une prairie vibrante et papillonnante, ou une ville bourdonnante.  Ecoutez Proust :
"Des ailes, un autre appareil respiratoire, et qui nous permissent de traverser l’immensité ne nous serviraient à rien, car si nous allions dans Mars et dans Vénus en gardant les mêmes sens, ils revêtiraient du même aspect que les choses de la terre tout ce que nous pourrions voir. Le seul véritable voyage, le seul bain de Jouvence, ce ne serait pas d’aller vers de nouveaux paysages, mais d’avoir d’autres yeux, de voir l’univers avec les yeux d’un autre, de cent autres, de voir les cent univers que chacun d’eux est."

Q. Vous n'êtes donc pas impressionné par l'idée de ces autres planètes, très loin d'ici, supportant d'autres consciences peut-être, nous remettant ainsi à notre place, dérisoire dans le cosmos ? Ne pas être capable d'éprouver quoi que ce soit pour ces mondes immenses et inconnus, n'est-ce pas une déficience ?

JNC. Les matérialistes qui gouvernent les médias vont tous les jours à la chasse des représentations conscientes, en nous disant que la réalité matérielle n'est pas à chercher dans un vase mais dans l'argile qui le constitue, que la réalité de l'argile est à chercher dans les molécules qui le constituent, celle des molécules dans les atomes, et ça continue jusqu'à je ne sais quelle particule de Dieu ! Et ce sont les mêmes qui voudraient nous impressionner par les représentations illusoires que l'on devrait se faire de planètes inconnues, de gnomes verts aux pouvoirs intellectuels supérieurs ? De qui se moque-t-on ? Qu'ils utilisent les représentations conscientes, ou qu'ils les gomment une fois pour toutes, mais qu'ils ne s'en servent pas seulement quand ça arrange leur matérialisme !

Q. Mais si nos sentiments sont impuissants, si nous sommes incapables d'imaginer quoi que ce soit de l'immensité du cosmos, n'est-ce pas précisément qu'il y a là une réalité qui nous dépasse complètement, une réalité "en soi"? Ce n'est pas parce que nous sommes incapables d'imaginer une chose qu'elle n'existe pas. Elle existe encore si je meurs.

JNC. Parler de l'univers en oubliant la conscience que nous en avons, imaginer un univers où jamais aucune conscience ne serait apparue, c'est une contradiction. On ne peut pas prendre conscience de l'absence de conscience. Vous me dites : le monde n'a pas besoin de moi pour exister. Je vous réponds : si je n'étais pas né le monde n'existerait pas. Je ne dis pas que vous avez complètement tort, mais je vous dis que j'ai aussi tout à fait raison. Il faut garder à l'esprit cette double vérité. Et quand on la tient, on comprend que le monde est un pouvoir d'apparition, celle du réel natif. Ce qui apparaît, ce n'est pas je ne sais quelle énormité de distances, de nombres, de masses. Ce qui apparaît, ce sont des émotions humaines, celle du berger la nuit dans la montagne, celle de l'astronome qui développe ses négatifs dans l'observatoire et comprend des règles d'apparition. Celles-ci sont valables pour tous, et c'est en ce sens que le monde n'a pas besoin de vous. Il met toujours le même masque, visible pour qui veut l'observer. Mais si personne ne l'observe, il n'y a pas de masque. Et ce qui est derrière le masque, c'est un tréfonds dont il n'y a rien à dire.

Q. Accordez alors à ces règles d'apparition la vertu d'être une donnée éternelle, une sorte de Dieu mathématique.

JNC. Il faudrait bien plaindre les enfants, qui ne comprennent rien aux mathématiques, alors qu'ils voient Dieu en face, très flou certes, mais en face ! Le cosmos est à la mesure des enfants, il est à la mesure de l'homme ; nous en reparlerons. En tous cas, assez de soumission aux espaces infinis ! Notre coeur est plus grand que l'univers immense et mort. Il faut redevenir anti-copernicien, pas pour prétendre que le soleil tourne autour de la terre, mais pour affirmer que l'univers regardé est suspendu au regard de l'humanité.

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