La controverse Staune - Comte-Sponville

  La relation entre matière et esprit est une question aussi vieille que la philosophie. Peut-elle être renouvelée? Dans une controverse avec André Comte-Sponville, Jean Staune énonce :
 "Les philosophes actuels n'ont pas suffisamment intégré l'extraordinaire changement de vision du monde consécutif aux nouvelles connaissances scientifiques, et notamment à la mécanique quantique. Ces dernières fragilisent au moins deux des piliers du matérialisme [..] : l'idée, d'une part, que la matière existerait objectivement par elle-même […] ; et, d'autre part, la certitude que la conscience humaine serait réductible à la seule production d'un organe cognitif. Depuis près de soixante-dix ans, avec l'avènement de la mécanique quantique, nous savons que le premier postulat n'a plus de raison d'être. Les caractéristiques des particules élémentaires ne sont pas invariantes mais dépendent de la façon dont on les observe. Cela récuse l'idée d'une objectivité intrinsèque de la matière."
  A cela André Comte-Sponville répond : "La métaphysique n'est guère soumise aux aléas de la physique". Autrement dit toutes les réponses possibles aux questions qu'elle pose figurent déjà dans la panoplie des systèmes philosophiques.

  En fait, quand les physiciens se sont heurtés aux mystères de la mécanique quantique, aucun système philosophique n'est venu les aider. Toutes les explications rationnelles se sont dérobées sous leurs pieds. Ecoutons Feynman, un des fondateurs de cette physique :  "Je crois pouvoir dire à coup sûr que personne ne comprend la mécanique quantique… Ne restez pas là à vous demander ‘comment peut-il en être ainsi ?’, car vous serez submergés, noyés et entraînés dans un cul-de-sac dont personne encore n’a réussi à s’échapper ».
Certes Feynman n'était pas philosophe de profession, mais si un philosophe avait eu la solution, gageons qu'il se serait manifesté, et soyons sûr que Feynman l'aurait compris. La réponse de Bernard d'Espagnat va bien dans ce sens mystérieux : il y a bien dans la matière quelque chose de réel, mais qui se dérobe à nos raisonnements, qu'ils soient physiques ou philosophiques, et reste voilé.

Quand Pascal disait : "Le cœur a ses raisons que la raison ne connaît point", il n'énonçait pas la supériorité du mariage d'amour sur le mariage de raison, mais une vérité bien plus générale : l'intelligence bute sur la réalité.
  Proust le dit de façon plus élaborée : "C’est la vie qui peu à peu, cas par cas, nous permet de remarquer que ce qui est le plus important pour notre cœur, ou pour notre esprit, ne nous est pas appris par le raisonnement, mais par des puissances autres. Et alors, c’est l’intelligence elle-même, qui se rendant compte de leur supériorité, abdique, par raisonnement devant elles, et accepte de devenir leur collaboratrice et leur servante."

   Il dit bien : "important pour notre esprit", pas seulement pour notre cœur.
  Notre esprit doit se confronter à des puissances autres, et pour cela il doit d'abord les rencontrer. Paul Valéry nous dit : "
On pense comme on se heurte". Un philosophe comme André Comte-Sponville commet l'erreur de refuser aux physiciens le privilège de s'être heurtés à un mur que lui-même n'a sans doute jamais rencontré, même s'il a rencontré des idées philosophiques qu'il pense avoir dominées.
 Les physiciens ont dû affronter et ont été dominés par des puissances nouvelles, en butant sur le cul-de-sac évoqué par Feynman, où ne pouvaient s'engager à fond ni Descartes, ni Spinoza, ni Berkeley, ni Kant, ni Bergson, ni tous les autres, pour cette bonne raison que justement ils n'en seraient pas sortis, alors qu'ils voulaient trouver une voie vers la lumière.
 Pour ne pas buter, les philosophes ont construit de belles thèses, si belles qu’elles sont pérennes et indépassables. Malheureusement elles se contredisent. Pour les uns les concepts mentaux sont innés, pour d'autres ils sont acquis, pour les uns l'esprit et la matière sont distincts, pour d'autres ils se pénètrent, etc...  Alors  par quel processus peut-on choisir entre ces thèses ? - En suivant des méta-règles de raisonnement, supérieures à chacune des thèses en compétition ? Mais alors qu’on nous les enseigne, nous nous y soumettrons avec joie ! – Si ce n'est la raison, c'est donc le cœur qui peut nous faire choisir. Que les philosophes nous décrivent donc leur cheminement sous forme poétique ! Les grecs ne s’en privaient pas, qui unissaient science et philosophie dans leur discours. Suivons alors leur exemple, mais en nous fondant sur le rocher de cette nouvelle certitude : la vision scientifique objective a rencontré ses butées, mais par la même occasion la philosophie a rencontré les siennes.
Pour trouver notre chemin au milieu des courants, tentons de tenir les deux bouts de la chaîne, le cœur et la raison. Raisonnons en deçà des limites de la raison, "éprouvons" au-delà, mais conditionnons l'un par l'autre ces deux modes de connaissance.

Voir la controverse :