mardi 18 janvier 2011

2. Bergson

Q. Si je n'ai pas assez de temps ou plutôt pas assez de tranquillité pour lire Bergson, que dois-je en retenir ?

JNC. D'abord l'idée que le mouvement est une notion première, insaisissable par la science. Voir le mouvement d'une flèche comme limite d'une succession de positions d'un objet, sur un axe des temps et sur une trajectoire, quand l'intervalle de temps tend vers zéro, c'est ignorer complètement sa réalité. Achille rattrape bien la tortue, son mouvement se moque bien du discours interminable du philosophe qui découpe indéfiniment l'intervalle qui le sépare de la tortue. 

Q. En effet le philosophe nous agace, à faire semblant de ne pas savoir que la somme d'un nombre infini de termes peut être finie.

JNC. Ce n'est pas seulement une faute de mathématiques, c'est une faute sur le fond. Il faut distinguer le temps actif, participant au mouvement, du temps mort dans lequel le mathématicien place des objets et calcule. C'est comme si, partant d'un film à 25 images par secondes, je pensais qu'en filmant à cent puis à un millier d'images par seconde etc., je finirais par fusionner les images fixes successives avec le sentiment des spectateurs qui tirent leur mouchoir en le regardant.

Q. Vous voulez dire qu'on ne doit jamais séparer l'objet de son mouvement ?

JNC. Si on se pénètre de cette idée, c'est déjà bien. Rien n'est fixe en physique, tout se dérobe, s'agite, et quand on cherche à percevoir de quoi est fait une matière en mouvement on trouve qu'elle est faite d'une matière en mouvement, et ce indéfiniment.

Q. C'est un peu l'idée de Pascal qui voyait un univers avec ses planètes dans une goutte de sang d'un insecte, des insectes dans cet univers, et ce à l'infini ?
 
JNC. Pas vraiment, il raisonnait dans un univers mathématique où on joue avec l'infini, et pas dans l'univers physique qui n'aime pas qu'on fasse ça. Je me reprends donc. Les objets en mouvement ne se décomposent pas indéfiniment en objets en mouvements, à la fin on bute : en mécanique quantique, l'objet "en soi" disparaît. La faute grossière qu'on a faite en assimilant le film qui fait tirer les mouchoirs avec la succession d'images objectives sur la bobine, quand la cadence des images augmente, elle finit par se concentrer sur une faute élémentaire, qui interdit de voir la moindre image objective. En fait le véritable film n'a rien à voir avec une bobine de cinéma en mouvement, il se passe dans la tête des spectateurs, et il n'y aurait pas de spectateurs s'il n'y avait pas de film. Ils se tiennent tous les deux par la barbichette.

Q. Vous ne voulez pas dire qu'on fait des films seulement s'ils ont une clientèle ?

JNC. Je veux dire quelque chose de bien plus essentiel : l'objet et le sujet sont indissociablement liés dans une émotion, celle qui vous reste pendant des années quand on évoque le titre du film. Et cela me fait venir à une deuxième idée forte de Bergson, à propos de la mémoire. Il nous dit que le cerveau est un organe d'attention à la vie pratique, qui fait barrage à une sorte de présence éternelle de la réalité passée. Disons que pour lui la mémoire n'a pas à être justifiée, c'est l'absence de mémoire qui doit l'être. Et il cite le témoignage de personnes en grand danger de mort, quand l'attention à la vie pratique disparaît. Tout le passé resurgit comme dans un film. C'est très bien. Mais il n'explique pas comment tous les paysages, les objets, les personnages de la vie peuvent se concentrer dans ce raccourci qu'on imagine dévastateur. Il reste sur une physique d'objets, malgré ses efforts pour en renouveler l'idée. Il ne nous dit pas assez que c'est une sorte de suc des scènes de notre vie qui peut réapparaître ainsi. Un suc dans lequel les notions d'objet, de temps et d'espace retournent à une source qui les fait évanouir en les sublimant, comme des objets peuvent devenir invisibles dans un excès de lumière. Ce sont les moments fugaces où nous éprouvons le réel natif, la réalité vue de face.

Q. Que dire de ce suc, comment l'explorer?

JNC. Par la littérature, l'art. Et surtout par la lecture de Proust, je vous le conseille.

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