lundi 17 janvier 2011

1. Science et Philosophie

Question. Vous contestez aux philosophes le monopole de la métaphysique, suggéré par Comte-Sponville semble-t-il. Est-ce au point de ne pas les lire ?

JNC.   Si vous avez le temps de lire et de comprendre Spinoza, Kant et les autres, puis de recenser les critiques qu'on peut leur faire aujourd'hui, tant mieux pour vous. Mais ne trouvez-vous pas anormal que l'amour de la sagesse conduise à des discours extrêmement spécialisés inaccessibles à l'immense majorité de l'humanité ? Ce qui compte pratiquement, c'est l'ambiance générale. Le but des philosophes devrait être en priorité de modifier l'ambiance, pas de faire lire Kant à tout le monde. Or l'ambiance actuelle est réaliste, matérialiste, même si en compensation des gourous prospèrent sur le terrain laissé libre par l'excès de matérialisme. Certes les philosophes médiatisés contestent souvent le matérialisme, mais quel matérialisme ? Celui qui nous fait remplir nos caddies, ou celui qui concerne les atomes ? Or l'air de rien, c'est ce dernier qui conditionne nos idées sur la vie et la mort. L'excès de spécialisation a tout fragmenté. La philosophie aux littéraires, la science aux matheux. Pour créer une ambiance, c'est désastreux.  

Q. Diffuser une ambiance à propos de la vie et de la mort, n'est-ce pas le travail de la religion?

JNC. Oui, jusqu'à aujourd'hui ; mais la religion s'épuise. Il faudrait rénover ses dogmes, en fondant les idées religieuses sur l'intérieur d'une nature bien comprise et pas sur un au-delà d'une nature mal comprise. Et pour bien comprendre la nature, la philosophie classique, sans la science, ne suffit pas. Sinon, depuis le temps, cela se saurait.

Q. Mais la science se suffit-elle à elle-même, sans la métaphysique ? Si vous le dites, vous n'allez pas vous faire des amis parmi les philosophes...

JNC. Les hommes capables de descendre dans leur fond secret se ressemblent tous, par-delà l'espace, par-delà le temps. Pas de distinction entre scientifiques et littéraires, entre savants et ignares ! Ce qui les différencie, c'est le dialogue qu'ils entretiennent entre ce non-dit intérieur et l'image qu'ils se font du monde extérieur, tributaire de leur époque et de leur culture. Au début, avant toute science, l'image du monde extérieur fut elle-même le fruit mythique de l'indicible intériorité des penseurs, dans une sorte d'auto-engendrement réciproque. Ensuite les mythes cédèrent devant l'expérience objective ; par exemple l'idée de perfection divine associée au ciel étoilé dut céder devant la description compliquée des orbites. La subjectivité et l'objectivité se séparèrent lentement, et la science classique qui règne aujourd'hui a cru pouvoir les disjoindre. Le penseur capable de descendre au fond secret  des choses (et je lui accorde le beau nom de philosophe), s'est vu contraint à un langage de plus en plus savant, afin d'adapter ou de confronter sa profonde unité personnelle à l'image objective du monde, éparpillée, contingente, de plus en plus complexe, mais toujours trompeuse. Ce discours s'est accumulé comme discipline académique, et je crains que souvent, le philosophe savant d'aujourd'hui, tourné vers le passé, ne soit submergé par tous les modes de distorsion par lesquels l'intériorité universelle s'adapta à une vision du monde biaisée. Certainement les Platon, Démocrite, Aristote, Plotin, Augustin, De Cuers, Descartes, Spinoza, Kant, Teilhard, au-delà de leurs conflits apparents, ont quelque chose de beau et de profond à nous dire, mais il faudrait pouvoir remonter dans le passé et percevoir l'univers dans leur mode d'erreur personnel, pour comprendre vraiment le coté salutaire de leur mode d'expression. Cette tâche surhumaine est-elle féconde en proportion ou au contraire stérilisante ? Vivant aujourd'hui, conscient que la science redonne enfin sa place à la subjectivité, et conscient de mes faibles capacités, je préfère philosopher en me tournant vers l'avenir pour renouer le lien entre une intériorité subjective universelle et une vision du monde extérieur enfin correcte, plutôt que de ressasser les systèmes conflictuels du passé.

Q.  Mais tout de même, me conseillez-vous de lire quelque philosophe ?

JNC. Lisez donc Platon, le mythe de la caverne, cela fait toujours beaucoup de bien pour sortir du réalisme quotidien. Ce que je veux surtout vous dire : ne passez pas trop de temps avec ceux qui discutent du sens des mots, l'être, l'essence, l'infini, le temps etc.; passez-le avec ceux qui savent les utiliser. Ferdinand Gonseth a dit à propos du mot :
"C'est parce qu'on l'emploie comme on l'emploie qu'il a la signification qu'il a !", (voir son livre "Les mathématiques et la réalité").
  Alors choisissez par exemple Bergson, qui sait écrire des romans. Les mots sont accrochés dans une phrase comme les wagons d'un train passant de justesse sur un pont branlant dans un western. Si la phrase s'appesantit sur chaque mot, le pont s'écroule et les wagons avec. 

Q. Glisser sur le sens des mots, voilà un objectif pas très scientifique il me semble. Pourtant vous essayez d'être logique dans vos raisonnements.

JNC. Oui mais je sais qu'il faut limiter ses ambitions, savoir passer à la poésie et à la littérature.
Q. Et vous pensez pouvoir modifier l'ambiance? 
JNC. Certainement pas. Mais si je pouvais faire gagner du temps à quelques-uns…

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