mercredi 23 mars 2011

12. Cercles vertueux

Q. Vous dites que la réalité dernière des choses, c'est le réel natif, unissant une essence de la conscience à une essence de la matière ; un homme en train de naître parce que contemplant et à la fois inventant  un objet naissant. Et j'ai bien compris que l'homme en train de naître ce n'est pas le nouveau-né mais l'artiste, que l'objet naissant ce n'est pas un corpuscule surgissant dans une chambre à bulles, mais le paysage que l'artiste perçoit Mais tout de même, l'homme ordinaire est bâti avec du carbone, de l'hydrogène, de l'oxygène. Si vous dites que la seule réalité au fond de ces atomes réside dans leur naissance, et si celle-ci ne s'effectue que sous le regard d'un homme-naissant, cela ressemble fort à un cercle vicieux. Dites-moi comment ma propre matière pourrait naître sous mon propre regard, qui a besoin d'elle ?

JNC. Vous n'aimez pas les cercles vicieux parce que vous les regardez de l'extérieur. Quand un premier fonctionnaire dans un bureau  vous dit qu'il faut un logement pour avoir droit à un travail, un second vous dit qu'il faut un travail pour avoir droit à un logement, c'est infernal si vous êtes à l'extérieur du cercle. Mais si tout le monde est à l'intérieur, si tout le monde a un travail et un logement, cela ne dérange personne. Eh bien nous sommes tous dans un cercle. Le logement c'est la matière, le travail c'est la conscience. Vous voulez prendre un point de vue extérieur ? Ne vous étonnez pas alors de rencontrer quelques ennuis.
  Les matérialistes refusent l'idée d'un Dieu extérieur au monde, prenant la décision de le créer, et le conduisant assez mal. Ils veulent que le monde s'auto-engendre. Bien. Mais ils devraient se méfier, car l'auto-engendrement, cela sent le cercle vicieux. Or ils se jettent tête baissée dans le panneau. Ils réclament pour eux-mêmes ce qu'ils refusent à Dieu, en prétendant regarder le monde de l'extérieur ! C'est effectivement commode pour inventer et fabriquer des objets morts, mais cela ne vaut rien pour parler du fond des choses, du monde vivant où ils sont immergés. Ils tombent sur un sac de noeuds.

Q. Pourrez-vous démêler ce cercle de l'intérieur ?

JNC. Non. Vu de l'intérieur ce cercle n'est pas vicieux, il est vertueux, il se dénoue et devient source de joie. J'ai la nostalgie de ces instants fugitifs où l'on n'éprouve aucun besoin de le démêler : quand on s'immerge dans l'auto-engendrement de ce couple : contemplation-invention. Ce sont les moments où les mots manquent, parce que ce sont les moments où les mots se créent. Si vous me demandez malgré tout d'en parler, j'énoncerai une tautologie : le monde est la réunion des découpures que l'on peut faire dans le monde. A l'occasion d'une découpure, un sujet naissant prend conscience d'un objet naissant.

Q. Avec cette formule, vous excluez les parties du monde dont personne ne prend conscience. Elles n'existent pas ?

JNC. Prenez une pomme, comme si vous n'en aviez jamais vu. Vous pouvez connaître cela seulement en faisant des découpures, en long en large et en travers, en découvrant ainsi la chair et les pépins. Auparavant, ce n'est qu'un tréfonds, quelque chose de possible, dont on ne peut rien dire avant de l'avoir découpé.

Q. Mais c'est aussi une boule rouge. Et après avoir fait quelques découpures, vous savez en quoi elle consiste sans avoir besoin de la découper davantage, sans engager votre conscience.

JNC. Vous dites qu'elle est rouge parce que vous la regardez de l'extérieur. Pour le monde-pomme, cette vue est interdite. Et quand vous dites prévoir l'apparence d'une découpure, c'est parce que vous avez fait des découpures identiques ; vous supposez que cela continuera, qu'il n'y aura pas de petit ver, pas de pourriture cachée. De la même façon le monde suit les lois que nous y avons trouvées. Si nous tournons le dos, il continuera sa route comme si nous le regardions, et nous le retrouverons, mais pas de façon certaine. Car sa seule réalité, c'est la découverte de découpures neuves, faisant de nous un sujet nouveau, et du monde un objet nouveau.

Q. Et les dinosaures ? Sont-ils définitivement dans le tréfonds ? Ou bien  grâce à quelle découpure doivent-ils leur existence ? A qui se sont-ils associés pour participer au réel natif ?

JNC. La vraie réalité se dévalue en apparences objectives, dispersées dans le temps : dinosaures, girafes, bactéries. Ces vues extérieures tournent en de multiples cercles vicieux. Avant d'avoir découvert des empreintes, nous ne pouvions imaginer les dinosaures, mais nous avons besoin de l'idée des dinosaures pour reconnaître leurs empreintes. Ces cercles sont inhérents à la vie, à la nôtre aussi bien qu'aux formes de vie élémentaires dont nous prenons plus ou moins conscience. La plupart des gens ignorent les cercles dans lesquels tournent les bactéries et autres animaux inconnus, et ne s'en portent pas plus mal. Mais les scientifiques extraient ceux-ci du tréfonds  pour des raisons pratiques souvent louables, et ils les prennent en flagrant délit de vice. Ils ouvrent alors des juridictions contradictoires. Un premier employé accroche sur sa porte un écriteau "Darwin", et déclare que pour avoir le droit de manger les feuilles des acacias la girafe doit certifier qu'elle a un long cou. Un second accroche sur sa porte un écriteau "Lamarck" et déclare que pour avoir un long cou elle doit certifier qu'elle mange les feuilles des acacias. Et ils s'envoient des notes de services compliquées et désagréables. La girafe éprouve-t-elle ses propres cercles vertueux de l'intérieur ? Peut-être, de façon très confuse. Mais la bactérie ne vit certainement pas les siens. En tous cas ce qui n'est pas confus, c'est l'admiration de l'homme qui est familier avec les girafes, les papillons et tout le règne vivant, et en jouit de l'intérieur comme un artiste. Ses propres cercles sont une projection des cercles extérieurs en lesquels son admiration l'immerge. C'est par cette admiration que s'invente la seule expression du tréfonds qui le fasse éternellement sortir de la nuit, le réel natif. Le monde a besoin de nous.

vendredi 11 mars 2011

11. La physique réelle et la vie

Q. Vous dites que les machines en général et les ordinateurs en particulier se contentent d'une physique classique utilitaire tandis que la vie et les cerveaux profitent de la physique réelle. Qu'a-t-elle de plus ? La différence tombe du ciel ?

JNC. Je parle de physique réelle pour marquer ce fait que la physique classique est définitivement insuffisante. Elle ne pourra jamais expliquer la conscience, pas plus qu'elle n'a pu expliquer la matière. Mais nos calculs ne peuvent atteindre cette physique réelle, sans que pourtant aucun Dieu ou daïmon ne vienne mettre son grain de sel dans la nature pour faire apparaître des formes vivantes explicitement voulues.

Q. S'il n'y a pas un dessein intelligent définissant chaque espèce, la matière n'est-elle pas cependant soumise à une sorte de pente, comme celle qui fait descendre un fleuve vers la mer, sans qu'on sache par avance par quels chemins il contournera des obstacles aléatoires ? Cette pente ferait s'agglomérer la matière dans des structures de plus en plus riches, comme les ruisseaux se réunissent en fleuves. Et alors, mêmes s'il y a des impasses, des monstres, on aboutit toujours à l'embouchure de la vie consciente.

JNC. Poussez votre image. Vous semblez voir la matière soumise à cette pente comme Newton voyait la matière soumise à un champ de gravitation qui lui était extérieur. Mais Einstein a compris qu'il fallait insérer la masse et le champ dans une seule réalité physique. L'un ne baigne pas dans l'autre, ils sont unis dans une seule théorie physique. De la même façon, j'accepte votre image à condition d'inclure la pente dans le monde  que la physique réelle doit embrasser. Elle n'est pas un bain surnaturel où la matière naturelle serait immergée. Il n'y a pas d'une part une physique-chimie de la matière ordinaire, d'autre part un ajout divin qui produirait l'agglomération des molécules en cellules, la reproduction et la vie.

Q. Mais alors la physique n'attend-elle pas un nouvel Einstein biologiste capable d'inclure cette pente dans une physique incluant la vie ?

JNC. Il ne viendra pas. Car Einstein, comme tous les physiciens, a exprimé ses inventions au sein d'une logique démontrable, et tous les nouveaux Einstein seront soumis à cette contrainte pratique. Or la réalité native, sous-tendant la physique réelle, s'insère dans ce qui est vrai et indémontrable, dans les incomplétudes de Gödel. Pour la décrire logiquement, il faudrait savoir décrire l'échec de la logique. Ce programme porte en soi sa propre contradiction. Voir le monde de profil, c'est-à-dire enfermé dans la logique, ça ne marche pas, parce que justement, si cette vue était vraie, on ne pourrait rien voir. On verrait un monde sans invention, invention dont le sujet a besoin  pour observer un objet, ce qui s'autodétruit.

Q. Mais cette invention au sein de la physique réelle, ne devrait-elle pas sauter aux yeux des savants ? Quand j'étudie la reproduction sexuée, la croissance d'un embryon, j'ai le sentiment d'une quantité extraordinaire d'inventions. Si extraordinaire que des milliers de chercheurs, bien loin d'avoir inventé ce processus, essaient  encore de le comprendre, bien qu'ils l'aient sous le nez. Alors pourquoi les biologistes sont-ils insensibles à cette inventivité ?

JNC. Quand on observe la croissance d'un embryon, on n'observe pas une véritable naissance. Le réel natif ne s'observe pas, il observe. Si vous visitez une usine d'aviation, vous y voyez concourir savamment quantité de processus de fabrication, électroniques, métallurgiques, informatiques, qui pourront un jour être automatisés. Vous voyez seulement des résultats d'inventions, pas les inventions elles-mêmes. Mais comme vous savez bien qu'il y a des bureaux d'études à l'origine de tout cela, vous comprenez que les inventions y sont cachées, qu'elles forment une multitude que votre imagination, votre science, appliquées durant toute votre vie, ne pourraient jamais démasquer complètement.
  Mais en biologie, personne n'a jamais vu le bureau d'études. Aussi, voyant que l'usine est une machine, et postulant que la physique classique représente le tout du réel, le darwiniste fondamentaliste refuse l'intelligence cachée, ou plutôt il fait semblant de ne pas la voir car en fait il nierait sa propre intelligence. Il dit que l'usine s'est faite par hasard, et qu'elle a tué ses concurrents moins performants. Et pourtant chacun sait que tout aléa dans un processus de fabrication, sans jamais produire une nouvelle espèce d'avion, ni même une petite amélioration, provoque le crash. Une poussière dans une puce électronique, cela n'a jamais arrangé les choses, définitivement. Pour ce darwiniste, la chance répétée réglerait tous ces problèmes, à l'encontre du hasard destructeur que nous constatons tous les jours dans nos fabrications, et plus efficace que nos intelligences réunies et acharnées au travail depuis des siècles.
  Le darwiniste plus fin suppose que l'usine bénéficie d'un processus d'organisation au deuxième degré, capable d'amortir les erreurs de fabrication (on trouve cela parfois dans la réalité technique), et les rendant même productives (cette fois personne n'a jamais su faire). Il ne fait que reporter le problème, parce que son ambition finale est encore de nier la super-invention cachée là-derrière. Sous prétexte qu'il ne peut pas l'observer. Mais bien sûr,  les inventions sont vécues seulement à l'intérieur de soi-même.

Q. Mais il n'y a personne dans votre usine biologique, où sont donc les bureaux d'étude qui ont mis au point les inventions et automatisé la fabrication ?

JNC. Le bureau d'études, c'est vous, vous qui vous extasiez en découvrant et en vivant une à une les inventions vitales.

Q. Comment ? Le bureau d'études précède l'usine de fabrication, il ne lui succède pas !

JNCVous raisonnez dans un monde d'apparences où les objets se distribuent dans le temps et dans l'espace, alors que la réalité native est située à la racine des apparences, au moment où le sujet et l'objet, l'inventeur et l'objet de son invention, sont en cours de séparation mais pas encore séparés. Dans la réalité native, l'invention de l'instant présent équivaut à sa contemplation.