mercredi 26 octobre 2011

15. Agir sur le vivant ?

Q. L'évolution du monde semble dirigée vers l'émergence de toujours plus de conscience, jusqu'à aboutir à l'homme. L'idée que la science pourrait favoriser l'avènement d'un homme supérieur, bénéficiant dans son corps d'apports technologiques effaçant certaines de ses limites, est-ce une idée qui vous touche, comme elle touche certains adeptes des NBIC, mêlant nanotechnologies, biotechnologies, informatique, sciences cognitives ?

JNC. Plutôt que de nous précipiter sur des considérations techniques pointues, je voudrais vous faire considérer généralement notre rapport aux mécanismes.
  Les médecins, les biologistes, tentent de considérer le corps humain comme un mécanisme. Cela ne marche pas trop mal quand on peut séparer le corps et l'esprit, quand on s'intéresse à l'arthrose de la hanche ou aux défauts du cristallin. Cela marche beaucoup moins bien quand les deux sont mêlés, par exemple si l'on se penche sur les causes de l'insomnie. Quoi qu'il en soit, ce qui importe à chacun, c'est d'ignorer ses propres mécanismes intérieurs ; la santé c'est le silence du corps. Alors si pour assurer ce silence, il faut recevoir une prothèse de hanche, ou tout simplement porter des lunettes, très bien. Encore que refuser une prothèse puisse nous rendre solidaires de tous ceux qui n'ont pas eu la possibilité d'en recevoir, et nous introduire ainsi à une réalité empathique riche et imprévisible. Au-delà de ce type de réparation, certains cherchent une véritable amélioration de l'organisme, par quelque implant dans le cerveau, par quelque virus programmé pour pénétrer le noyau de nos cellules. 
S'ils pensent de cette façon accélérer le processus d'évolution qui a conduit à l'homo sapiens, et préparer l'émergence d'un posthumain supérieur, ils sont très prétentieux. Car ils manipulent des apparences, en ignorant définitivement ce qui se passe derrière le voile des apparences.

Q. Dans les milieux religieux, on dirait sans doute que ces chercheurs touchent à la nature humaine, qui est d'essence divine, et qu'ils n'en ont pas le droit. Est-ce votre argument ?

JNC. N'entrons pas dans des considérations surnaturelles, tout est naturel dans le monde, à condition de considérer sa vraie réalité, qui échappe aux mécanismes que nous voyons sommairement dans les choses. Toute représentation objective et légale du monde oublie le fait que nous y sommes impliqués comme sujets, différence très subtile mais essentielle, que nous délaissons délibérément quand nous représentons des molécules par des noyaux, entourés de nuages d'électrons. L'erreur est infime mais évidente, la physique quantique nous le dit. Dans ce monde d'apparences seul accessible aux biologistes, les interactions entre molécules les ont conduites à une agrégation et à une évolution pendant des milliards d'années. Des ajustements d'une complexité insondable se sont produits, sont entrés en compétition. L'infime différence entre la physique réelle, et cette physique des apparences, a accumulé ses effets au cours de cette évolution jusqu'à se manifester tout aussi évidemment, mais cette fois pour tout le monde, par l'écart qui sépare l'être humain et la somme de ses mécanismes biologiques. La nature a ainsi produit un être assez évolué pour se retourner et prendre conscience du processus évolutif qui lui a donné sa vie. Cette physique réelle, naturelle et engendrant l'évolution, nous ne pouvons pas raisonner sur elle, nous ne pouvons que l'admirer, et ce faisant lui donner sa réalité native atemporelle, invisible pour celui qui voit dans l'évolution seulement une somme de mécanismes et de hasards.
 
Q. 
Tout cela ne dit pas pourquoi l'homme n'aurait pas le droit de manipuler ses mécanismes biologiques. 

JNC. Ce n'est pas une question de droit mais de prudence. On a le droit de se jeter dans le vide, cela peut être parfois très utile, mais au-delà d'une certaine hauteur, il faut être fort pour bien arriver, et à la fin on est sûr de se tuer.
   Celui qui bâtit un mécanisme objectif, une voiture, un téléphone, dans un but objectif, en utilisant et en ne visant que la physique des apparences, s'il croit que le mécanisme suivra exactement son projet,  il se trompe toujours un peu ; sa physique classique est approximative. Mais quel est le risque ? Une panne. Peu importe, on réparera ou on changera la voiture ou le téléphone.
    Mais quand on insère des mécanismes dans des organisations qui manifestent de façon essentielle l'écart entre la physique classique qu'on connaît, et la physique réelle inconnue, on se lance dans l'inconnu. Viser ce genre d'objectif en se fiant aux mécanismes, c'est lancer une flèche vers une cible au milieu de vents inconnus, en se flattant de connaître la balistique dans le vide, mais en ignorant tout de l'influence de ces vents. 
C'est bien le contexte du vivant, quand la biologie mécanique, et la réalité biologique se différencient, en produisant l'automate de nos fonctions d'une part, et d'autre part le silencieux support de notre conscience . Un vent inconnu souffle dans la nature, capable d'en faire surgir la vie. 

Q. Il me semble que cette indétermination n'empêche pas d'inventer des médicaments sophistiqués, quitte à rechercher les effets secondaires imprévisibles, en mettant à contribution souris, porcs, singes, et malades volontaires. 

JNC. Yes, provided that the side effects are objective. But think of the side effects affecting the human subject, interfering with the primary. The term "secondary" is rather a misnomer, when the welfare of this subject is the primary concern of doctors, or when the emergence of a superior human is the ambition of the modern Prometheus. Ces derniers se jettent aveuglément dans le vide, quand les médecins cherchent toujours à bien tomber sur les pieds. Quand je parle de se jeter dans le vide, il s'agit bien de cela, le vide de la pensée, sans que ce soit une offense à leur intelligence particulière, mais le constat de notre condition humaine.

Q. Si vous voulez dire que nous sommes incapables d'imaginer un sujet supérieur à soi-même, je le comprends, car ce serait vouloir monter sur ses propres épaules. Mais pourquoi refuser l'idée d'un homme supérieur surgissant de fonctionnalités transformées, sans en faire le projet, on ne sait comment ? C'est bien ainsi que l'homme a émergé, d'une lente amélioration des fonctionnalités du vivant, dans un environnement mouvant. Il s'agirait d'accélérer le mouvement.

JNC. Je vous demande de revenir à cette considération fondamentale : Dans la  réalité vraie, invention et contemplation se confondent. Quand nous nous retournons sur les sujets vivants que l'évolution a fait émerger, notre admiration invente leurs mécanismes très sophistiqués, qui, sans nous, seraient restés dans la nuit d'un tréfonds inexprimé. Mais quand inversement nous insérons dans des artères ou dans un cerveau les virus et les implants qui favoriseraient soi-disant l'émergence de surhommes, notre travail est privé de la contemplation de ce fameux sujet posthumain que nous sommes incapables d'inventer, essentiellement vous venez de le reconnaître. Nous sautons dans le vide, parce qu'il nous manque un des deux pieds du réel natif : Nous manipulons des objets sans vie, sans rien savoir de la conscience qui pourrait la leur donner. Nous plaçant abusivement en dehors du cercle vertueux liant contemplation et création, nous manipulerons des apparences, d'où sortiront seulement d'autres apparences, à savoir, dans le champ psychologique concerné par les apparences subjectives, des fatigues, des illuminations, des surexcitations ou tout ce que vous voudrez, en somme des performances objectivement mesurables sans doute,  mais certainement pas le silence du corps nécessaire à l'émergence d'un sujet nouveau, qui est à la source des apparences, et jamais leur produit.

Q. En somme vous dites qu'on peut contempler ou inventer seulement ce qui existe déjà de façon cachée, mais cependant j'insiste, ne pourrions-nous pas favoriser une émergence favorable par hasard, à force de manipulations sur le vivant ?

JNC. Le hasard productif ne supporte pas les coups de force locaux. L'évolution, réunissant le progrès des organismes, et le progrès du sujet qu'ils supportent, s'est toujours effectuée pas à pas, en un lent processus impliquant des convergences multiples, les matérialistes nous ont répété cela. Un minuscule progrès; adaptant les mains, concourt à ceux du bassin, de la mâchoire et de bien d'autres. Ce n'est pas étonnant. L'erreur que nous faisons en nous fiant à la physique-chimie classique est globale, holiste. Ou pour parler d'une façon plus proche de la pensée matérialiste habituelle, la physique réelle s'insinue dans la physique classique, elle améliore sa globalité, à sa  manière holiste et informelle. Elle ne peut émerger de façon positive, comme naissance à la fois en soi-même et dans la conscience de celui qui la découvre, que si la totalité du corps-objet en paraît plus ou moins affectée. En effet la séparation en objets séparés, molécules, cellules, est le déchet de notre conscience, quand la non-séparabilité en est à la source. Cette non-séparabilité, constatée par la physique quantique, la physique classique ne peut faire autrement que de l'ignorer, mais seulement dans l'univers légal et mort, où elle réussit. Mais quand un biologiste prométhéen manipule les apparences dans un être vivant, dans lequel la non-séparabilité s'impose, quand il agit localement et sans prudence, dans des artères, ou dans un cerveau, il fait ce que j'appelle un coup de force.
  Il agit comme le ferait un général maladroit. 
Face à sa troupe régie par des règlements formels, des réflexes, validés par l'expérience et qu'il connaît bien, mais aussi soudée par un état d'esprit positif, un moral diffusé partout mais dont il ignore les ressorts, cet officier ordonnerait une action ponctuelle, en escomptant quelque effet automatique, issu seulement des règlements, soit, mais en espérant aussi une magique amélioration de cet état d'esprit, alors que l'ensemble de la troupe, constatant que cet ordre local implique une absence complète de connivence du chef, ne peut que se démoraliser ou même se débander.

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