jeudi 6 octobre 2011

14. L'action, invention de l'instant présent

Q. Vous mettez la réalité du monde dans la relation sujet-objet naissants, autrement dit vous semblez privilégier un rapport de l'homme au monde essentiellement contemplatif, qu'il s'agisse de l'artiste qui en ressent l'âme si je puis dire, ou de l'homme de science qui en comprend les rouages. Mais l'homme est aussi acteur dans son milieu familial et social, un ingénieur, un politique, il change la réalité du monde. Celle-ci est donc liée à nos actions et pas seulement à notre conscience. Et ceci pose des problèmes éthiques considérables que vous n'avez pas abordés.

JNC. Je veux bien descendre sur terre pour en parler un peu, mais je dis bien qu'il s'agit de descendre.

Q. Mépriseriez-vous l'action ?

JNC. Non, notre conscience a besoin d'action pour se développer. C'est en manipulant des cubes que l'enfant crée sa conscience de l'espace, et ce rapport créatif au monde se poursuit toute la vie même s'il s'essouffle progressivement. Non, si je ne parle de l'action qu'à reculons, c'est parce qu'elle nous oblige à jouer dans un théâtre d'ombres. On s'y appuie sur de fausses apparences, comme en physique classique, mais cette fois ce n'est pas pour en prévoir des conséquences mécaniques, mais pour orienter son évolution, dans un espace de liberté qui échappe aux mécanismes. Ce faisant on joue une pièce dont le scénario est bancal, conduit par des valeurs qui émergent on ne sait comment ni pourquoi au-dessus d'un océan de matérialisme. Deux opinions extrêmes voudraient répondre à cette énigme : les religieux disent que Dieu a  un but mystérieux dans le développement du monde, et suggère de nous y impliquer amoureusement pour le découvrir et y participer, tandis que les matérialistes purs et durs affirment que la liberté est une illusion et qu'en fait nous sommes déterminés. Cette dernière opinion est portée par des intellectuels qui dans la vie pratique ne dérangent personne. Quant à la première, elle a régné pendant des siècles mais s'essouffle en se partageant en deux : pour les uns le but divin est dans l'histoire, pour les autres il est dans l'au-delà. Entre ces extrêmes, religieux et déterministes, au mieux les gens se réfèrent à quelques valeurs, liberté, égalité, fraternité, sans s'inquiéter de savoir d'où elles sortent ni comment gérer les contradictions dramatiques auxquelles elles nous conduisent, ou parfois montent des échafaudages intellectuels pour les justifier, qui dépassent les gens ordinaires, et utilisent parfois la force pour les imposer.

Q. Vous dites que nous sommes naturellement poussés à agir,  mais que nous ne savons pas justifier nos actions ? Il faut sortir de ce dilemme.

JNCLa première critique que je porte à  nos actions habituelles, c'est qu'elles sont trop souvent orientées par le futur, alors que la valeur profonde de l'action est dans l'instant présent.

Q.  Quand j'agis, il me semble que c'est pour accoucher d'un futur, non ?

JNC. La notion de futur n'est pas pertinente dans la réalité native, qui contient le temps sans y être contenue. Dans le monde des apparences nous sommes soumis à un environnement indifférent ou hostile ; alors nous avons le projet de le maîtriser, dans un futur qui est lui aussi bâti sur des apparences. Ce faisant nous sommes incapables de viser l'essentiel, la seule réalité qui puisse nous rendre heureux, le moment de transition de l'ancien état au nouveau, perçu dans une conscience qui contemple le monde en dépassant son aspect objectif, une conscience qui invente ce qui est bien.

Q. Vous donnez la priorité à la motivation ?  Mais l'intention peut être bonne et pourtant le nouvel état des choses s'avérer pire qu'avant. L'enfer est pavé de bonnes intentions. Dire que l'intention est première, parce que c'est là que vous mettez une réalité, n'est-ce pas très dangereux ?

JNC. Personne ne domine le lointain effet des actions. Les meilleures inventions (ou intentions) sont souvent trahies. Ce défaut grandit sans cesse, quand le service qu'elles rendent, évident dans leur commencement, se transforme en servitude lorsqu'elles sont largement diffusées dans une humanité grouillante. Défaut qui nous oblige à la fuite en avant que nous subissons aujourd'hui, de façon incontrôlée. Mais bien qu'il soit difficile d'analyser de l'extérieur les sentiments de celui qui agit bien, comment ne pas lier la qualité de l'intention, autrement dit sa part de réalité native, à la juste proportion entre la portée espérée pour l'action et celle des apparences dont la contemplation a produit l'invention ? Il est permis à celui qui ne voit pas plus loin que le bout de son nez d'agir bien, si son ambition se limite aux murs de sa chambre. Inversement le grand stratège inclut de vastes territoires, dans sa contemplation et dans son action. Alors si l'intention est la plus importante, elle est d'autant plus pure qu'elle a l'intelligence de proportionner ses ambitions à ses moyens. Ceci dit, dans le monde apparent, l'ivraie pousse au milieu des blés, de façon incontrôlable, et ne pas imaginer que les bénéfices de l'action puissent se retourner en inconvénients, c'est faire preuve de naïveté. Ne pas agir par précaution est une autre décision d'action, d'une naïveté réciproque. Tout doit être sans cesse remis en chantier, et c'est ainsi que les réalités natives relatives à nos actions mutuelles continuent de s'enrichir. 

Q. Vous semblez parler de l'action comme aboutissement d'une contemplation du monde, avec un résultat objectif très aléatoire. Mais au-delà des transformations matérielles nos actions font aussi progresser les esprits. C'est là qu'il faut agir, au cœur de l'homme, et c'est là qu'on peut espérer un progrès inexorable, en dépit des hauts et des bas de l'histoire.

JNC. Diffuser le bonheur au moyen et par-delà le progrès matériel ? C'est vouloir construire la vraie réalité, quand nous sommes par essence incapables d'en faire le projet. Que pouvons-nous faire, excepté construire un contexte favorable, quand toutes nos constructions s'appuient par définition sur des résidus de création ? Mettons en action notre propre conscience du bien et du beau, en espérant qu'elle fera tache d'huile. Nous sommes au mieux capables de prévoir une progression machinale des apparences, mais définitivement incapables de prévoir la réalité vraie qui en surgira.
  Imaginez l'architecte qui projette un monument, je ne veux pas dire un monument fonctionnel, résultant de calculs, mais un monument chargé de transmettre ou de provoquer un sentiment de beauté. L'architecte dessine des plans, des sculptures, qui agitent en lui quelques sentiments élémentaires. Mais quel fossé entre cette ébauche et les sentiments  provoqués par le véritable monument ! Quand celui-ci est fini, il se trouve que le soleil, dorant un certain mur à une certaine saison et à une certaine heure, produit des ombres et des reflets suscitant en lui une sorte de joie et de connivence inconnues, tombant du ciel. La sculpture qu'il a mise en haut d'un fronton, abstraitement conçue, voilà qu'il monte sur une tour voisine et que de là il l'aperçoit, régnant silencieusement sur le parvis fourmillant en vain, au fond d'un précipice vertigineux, et un sentiment de plénitude inconnu le saisit à la gorge. Et il changera le cours de ses actions, suite à cette émotion, de façon totalement imprévisible.

Q. En somme nous serions incapables de prévoir l'effet psychologique de nos actions ? Mais je reprends votre exemple architectural. Il existe aujourd'hui des outils informatiques qui permettent de simuler l'aspect du mur éclairé et la vision perspective de la sculpture depuis un point de vue quelconque. On arrive à prévoir et à choisir un effet psychologique.

JNC. Vous avez seulement déplacé notre incapacité. C'est maintenant sur l'écran que s'effectue la surprise. Et si votre outil de conception atteint la perfection, si vous avez vraiment l'illusion de voir le bâtiment construit comme si vous y étiez, on est exactement ramené au point de départ. Mais en parlant d'effet psychologique, vous avez dévalué mon idée, qui était d'évoquer l'émotion naissante. De même que les objets après leur naissance, se solidifient en objets ordinaires et pesants, de la même façon les émotions après leur naissance se dégradent en états psychologiques ordinaires, au sujet desquels des psychologues peuvent exercer leur art sans être jamais capables d'atteindre le fond de la réalité, là où les états de conscience sont en train de naître. Alors oui, à ce niveau dévalué, des politiciens peuvent tenter de manipuler des foules, ou plus ponctuellement des ingénieurs et des psychologues peuvent collaborer dans des projets, ils peuvent concevoir des voitures  aptes à séduire des clients, mais que nous sommes loin de progresser alors dans l'invention du réel natif ! Si un conducteur peut se distraire un instant pour ressentir une sorte de sentiment esthétique, en voyant les lumières du tableau de bord et les bandes blanches défilant la nuit en dessous de sa voiture, ce sentiment est original, il est étranger au projet du bureau d'étude. Et heureusement c'est le genre de sentiment résiduel et minimum qui rend la vie encore possible, émergeant d'un océan d'objets toujours plus envahissant.

Q. Voulez-vous dire finalement que nous sommes capables de bâtir le futur seulement dans la mesure de sa médiocrité matérielle ou psychologique, mais incapables de le prévoir dans sa véritable nouveauté ? C'est assez pessimiste.

JNC. Ou optimiste si vous pensez à cette richesse inimaginable et inattendue. Par essence le réel natif nous tombe du ciel en un moment qui dépasse la notion d'objets dans le temps. Nous ne pouvons le prévoir, le calculer, l'insérer dans nos plans sur le futur. Il est transcendant. Nous pouvons le considérer et y goûter dans les actions du passé, par une connivence artistique avec les produits de ces actions, par une connivence empathique avec leurs inventeurs, et en déduire des circonstances matérielles, des attitudes qui le favorisent. Forts de cette expérience, le seul but de notre action devrait être de favoriser ces circonstances, pour libérer en chacun de nous et à tout moment une invention de l'instant présent. Et certainement, l'irruption en nous-mêmes de ce réel transcendant  favoriserait aussi le futur, comme cerise sur le gâteau ("cela vous sera donné en surcroît" dit l'Evangile). A contrario la manipulation des objets ou celle des états psychologiques, de plus en plus lourde et savante, pour tenter de nous rendre heureux dans le futur, interdit le succès à ceux qui continuent à augmenter notre dépendance technique, aveuglément, aussi bien qu'à ceux qui voudraient diminuer celle-ci, volontairement. Ils restent sur le même terrain de jeu annexe, où il n'y aura que des perdants.

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