dimanche 15 janvier 2012

16. Le point Oméga

Q. Les chrétiens qui acceptent, et même se réjouissent de l'évolution des espèces, sont souvent séduits par la pensée de Teilhard de Chardin. Selon lui, si je me souviens bien, le monde se dirigerait vers un futur accompli, le point Omega, suite à une évolution, qui a d'abord agrégé la matière, vivante et même inerte, jusqu'à aboutir à l'homme, mais qui se poursuivrait au-delà, grâce au réseau de relations intelligentes tissé grâce au progrès de notre savoir et de nos moyens de communication. Il n'a pas connu Internet, mais je pense que le web lui aurait paru un signe divin, une sorte de transfert progressif du point d'application du dessein de Dieu depuis le plan des individus à l'humanité entière. Puisque vous adhérez à l'idée d'évolution, comment considérez-vous cette pensée?

JNC. La pensée de Teilhard est d'un optimisme réconfortant, pour tous ceux qui préfèrent espérer dans le futur plutôt qu'inventer le moment présent. Mais en fait, à qui parle-t-il ? Il parle à l'intellectuel d'aujourd'hui qui échafaude des plans sur la comète, ou bien à la petite Bretonne qui nous attend dans une peinture signée Borgeaud ? L'humanité est avant tout constituée de petites paysannes de toutes époques et de tous lieux, plus que d'intellectuels échafaudant des plans. Alors comment pourrait-elle participer de cet avenir radieux où chacun serait câblé, relié, interconnecté à des gens très intelligents ? Par un miracle relatif à l'au-delà des chrétiens, qui transformerait chez elle la modestie en complexité ? N'affolez pas cette pauvre fille, elle n'y comprendrait rien. Laissez-lui retrouver dans l'au-delà le suc de ses joies, sa maison, ses parents, son chat silencieux, la blonde lumière qui baigne l'espace. Son petit bagage l'attend pour voyager vers l'espérance. S'il y a une transfiguration possible, c'est celle de son présent d'antan, qui l'unira à celui de tous ceux qu'elle a connus ou qu'elle aurait aimé connaître, qui m'unira aussi à elle je l'espère, si je suis capable d'être assez  modeste. Voilà le seul réseau consolateur qu'on puisse imaginer pour elle et pour tous. Le reste est divagation intellectuelle, étrangère à tout enracinement vécu.

Q. Je sens ce que vous dites, mais cette modeste transfiguration est-elle incompatible avec un achèvement de l'humanité dans le futur ? En ce sens que l'évolution aboutirait à une sorte d'apogée. À force de monter, on arrive forcément à un sommet, où tout se rassemble.

JNC. L'évolution monte ? On aurait pu poser la question aux brûlés de Dresde, aux squelettes ambulants de Dachau, aux irradiés d'Hiroshima, on peut se la poser aujourd'hui en voyant les supporters qui se tabassent en gueulant dans les stades ; devant les flots de voitures embouteillés, devant la foule aux oreilles câblées que dégorgent les bouches de métro. Vous confondez la nouveauté et le progrès, vous confondez la nouveauté, et la véritable invention, produit de l'émotion native. Aujourd'hui, quelques discussions tendues entre représentants d'intérêts contradictoires, suivies de quelques journées d'ingénieurs s'appliquant sans joie devant des ordinateurs, peuvent déclencher la coulée d'un million de tonnes de béton et de macadam d'où découleront une nouveauté considérable, en l'absence quasi-totale d'émotion inventive. Et le pauvre piéton qui rame ensuite dans ce nouvel univers, comme il n'a aucun empathie avec des bâtisseurs qui de toute façon n'auraient aucune émotion créatrice à lui confier, il perçoit cette nouveauté comme un désert bien pire que les déserts de sable. Au lieu d'y voir un lieu où faire germer la vie, il n'y voit que le déchet de pensées mécaniques. Non, la quantité de réalité native, si tant est qu'on puisse quantifier ce qui est du domaine de l'être, n'a qu'une relation très lâche avec la quantité de nouveauté. Et cette dissociation vaut aussi pour les nouveautés qui prétendent améliorer notre corps ou notre esprit, elle vaut aussi pour l'art. Aujourd'hui l'homme sait rendre la nouveauté de plus en plus envahissante, tandis que son esprit, pris dans un réseau environnemental et technologique, a de moins en moins la liberté d'exprimer une invention intime.

Q. Vous faites un tableau pessimiste de l'évolution à venir, c'est votre sentiment, mais vous ne pouvez nier que dans le passé l'évolution fut montante. Homo sapiens est plus évolué, c'est le cas de le dire, que homo erectus, notre civilisation est plus évoluée que la civilisation néolithique.

JNC. Dans la succession des nouveautés solidifiées, il faut bien que la complexité aille du passé vers le futur, sans quoi la complexité tomberait tout habillée du ciel avant de se simplifier, ce qui serait pour le moins étrange ! Cet accroissement de complexité ne suppose certainement pas, que la vie monte du même pas. Dans le passé, des espèces inconnues se sont entre-tuées, des tribus se sont égorgées. Croyez-vous, parce que l'homme intervient maintenant dans l'évolution, que ça se passera mieux ? Vous rêvez.

Q. Cependant n'êtes-vous pas sensible à une notion d'achèvement, comme celle qu'attendait Teilhard de Chardin ? N'est-il pas nécessaire que la révélation, dont vous parlez, aboutisse à une fin où le Tout est révélé, accompli ?

JNC. Dans la vue abstraite de profil que les savants cherchent à prendre sur le monde, spectacle impossible car des acteurs mécaniques joueraient sur un théâtre sans aucun éclairage, les nouveautés s’enchaînent sur l'axe d'un temps stérile, au long duquel le hasard et la nécessité susciteraient la naissance et la disparition des espèces vivantes, la croissance et l'élimination de civilisations plongées dans une nuit matérialiste.
  Dans la vision de trois-quarts, qui est celle de tous, nous prenons part parfois à la contemplation et à l'invention du monde, et alors notre regard s'écarte du profil plat pour participer un peu à la vision de face. Et c'est cet angle d'écart, plus ou moins prononcé au fil des instants, qui nous donne accès à la conscience des choses.
  Seule la vision de face nous donnerait accès au réel natif atemporel. C'est sous cet angle de vision, qui est interdit à nous autres mortels, autrement qu'en des éclairs fugaces et joyeux, que peut se voir l'achèvement que vous cherchez. Cet achèvement n'est pas visible selon l'axe du temps. Si l'on veut faire le pari d'une joyeuse espérance, elle ne doit pas s'envisager dans le temps, mais elle doit porter sur le rapport entre la vision de face, et notre vision de trois-quarts. Est-ce le même moi, celui qui travaille péniblement dans la vision oblique, et celui qui participera à la vision de face ?  Autrement dit, la petite Bretonne est-elle pour toujours consolée de son attente ?

Q. En somme vous ne faites pas le pari d'un point Oméga dans le futur de l'humanité ?

JNC. Je fais le pari d'un dialogue complet allant de l'alpha vers l'oméga et de l'oméga vers l'alpha, accessible dans la vue de face et sans rapport avec l'axe des temps. Au contraire même, plus le temps passe, plus c'est le passé qui est concerné par l'achèvement, la transfiguration que nous pouvons espérer, alors que l'avenir de l'humanité s'amincit. Car il s'amincit, comme il s'amincit pour un vieillard, par la force des choses. Ce qui est fait n'est plus à faire, ce qui reste à faire tend inexorablement vers zéro. 

Q. Vous ne pouvez pas dire cela à la jeunesse. On ne peut pas vivre sans espoir.

JNC. Faites lire Teilhard, si vous y tenez, à ceux qui veulent à tout prix vivre d'espoir et inventer le futur. Mais ils comprendront un jour, qu'il est encore plus difficile de vivre sans l'espérance, et qu'on ne commande pas directement le futur. La seule véritable invention procède de la contemplation de l'instant présent, perçu à la fois dans les deux sens du mot "présent", comme un don immortel.


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